Jeudi 23 février, j’ai été invité par mon collègue et ami Laurent Freland à présenter mon voyage dans le cadre de la semaine de la philosophie qu’il organisait à l’Institut International de Lancy. Son idée est de faire sortir la philosophie de la classe de terminale pour introduire le plus possible d’élèves à la réflexion philosophique par différents débats, animations, interventions menés entre autre par ses élèves auprès de leurs camarades de tous niveaux.
Il m’a ainsi demandé de venir parler de l’expérience philosophique qu’avait représenté Untaking Space, The US project.
Devant plus de 120 élèves (depuis des 5e jusqu’aux terminales), j’ai interrogé ce que le voyage à vélo apprenait à la philosophie. J’ai été impressionné par l’attention que suscite l’ailleurs. J’ai été ravi par la richesse et la pertinence des échanges que nous avons partagés.
Cela a été l’occasion pour moi de préciser en quoi le vélo n’est pas seulement un moyen de transport — fut-il écolo !—, mais bien une expérience spirituelle ; l’occasion aussi de clarifier le rapport entre le nomadisme cycliste et la façon dont viennent de nouvelles idées. J’ai essayé de montrer à tous ces yeux pétillants que la philosophie n’était pas qu’une discipline scolaire réservée à quelques intellos mais une façon de vivre à partir d’actes simples : l’étonnement face au monde, la réflexion sur ses réactions, ses idées, ses valeurs et la recherche d’un peu plus de sagesse et de joie.
J’ai essayer de faire sentir comment, au fil du voyage, des questions ont surgi. Il me semble rétrospectivement que l’impression d’apprendre sans cesse pendant tout le périple était liée au fait que chaque rencontre m’amenait à prendre conscience de certaines relations écologiques que je négligeais ordinairement.
En Floride, c’est la question des relations de l’homme avec la nature qui s’est posée d’emblée du fait de ma rencontre avec les effets du réchauffement climatique, de l’urbanisation et de l’agriculture sur les Everglades. Ma rencontre avec des activistes vegan a aussi interrogé la nature de nos relations avec nos camarades animaux. Les attitudes colonisatrices et dominatrices vis-à-vis de la nature étaient ainsi d’emblée interrogées parce qu’elles se révélaient destructrices, inefficaces, massivement oublieuses de leurs effets sur les conditions de survie des écosystèmes qui accueillaient les humains et négligeant les effets néfastes sur les humains eux-mêmes !
En Floride, au Nouveau-Mexique ou lors de ma remontée de la côte pacifique, je roulais à contre vents. J’ai ainsi pu mettre en pratique des expériences stoïciennes, où la distinction entre ce qui dépend de moi et ce qui ne dépend pas de moi m’a incité de passer de la réaction spontanée négative du cycliste face à un vent contraire, à une acceptation sinon joyeuse du moins supportable plus tranquillement. Se rendre sensible aux éléments, à la qualité de l’air, aux conditions météo, aux reliefs, aux rythmes cosmiques qui influencent directement la progression à vélo, c’est l’un des effets réincarnant du voyage à vélo pour le philosophe. Le corps redevient le lieu premier de l’interaction avec le monde. Et il intensifie sa puissance d’agir à mesure qu’on l’écoute et qu’on le laisse être un peu plus librement !
J’ai aussi évoqué mon expérience étrange d’empathie avec les compagnons de bas-côtés, ces déchets, ces rebuts, ces cadavres négligés par les conducteurs mais qui partagent le même espace que le cycliste. Étant soi-même rejeté à la marge des routes, on prend conscience de ce qui y existe silencieusement. Et je sentais la tristesse à la rencontre de nouvelles victimes de la route (chouette, lapin, serpents, opossum, sanglier, biche, cycliste et humains motorisés) et je sentais la joie de la résistance subversive devant les herbes héroïques qui perçaient le béton et rappelaient l’acharnement de la vie à lutter contre la tentative d’éradication goudronnée ! C’est l’évidence, nous éprouvons des communautés affectives avec les non-humains.
J’ai parlé de la question centrale de la nourriture pour le voyageur à vélo comme pour le philosophe qui réfléchit à nos relations avec la nature. Le voyageur à vélo a toujours faim. Gérer ses apports en nourriture et la qualité de celle-ci devient une activité centrale. Or, dans toutes les écotopies que j’ai visitées, la transformation des relations avec la nature passait par une interrogation de nos relations avec la nourriture. Qu’y a-t-il avant la consommation ? Quel système économique et social ? Quelles conditions de productions pour quelle qualité ? Quelles conditions de vie pour les animaux et les plantes ? Quels effets écologiques de tout ce système ? Quels effets sur mon corps ?
J’ai présenté la ferme de Renée Savary, Twin Oaks Farm à Bonnifay en Floride. Cela a été pour moi la rencontre décisive pour rendre concret les liens entre les conditions de production, les conditions de vie des animaux et les conditions de commercialisation pour produire une nourriture de qualité, au sein d’une conscience sociale et politique éclairée. Par contraste, j’ai présenté l’horreur des fermes usines rencontrées au Texas avec leur cortège de souffrance, de désastre écologique, d’exploitation et de champs aspergés d’intrants par avions ! J’espère que la viande recomposée du prochain burger aura, pour ces élèves, un goût légèrement différent.
J’ai conclu sur le fait que le voyage à vélo permettait une véritable philosophie de terrain. Elle réincarne le philosophe qui devient sensible à la façon dont les idées émergent d’expériences affectives. Elle lui permet de rendre concret des idées générales. Elle l’oblige à complexifier ses idées trop simples parce que le préjugé ou la théorie dogmatique ne résiste pas une seconde à la diversité qui se donne dans une présence au monde. Enfin elle l’oblige à s’ouvrir aux autres, à la sagesse présente partout — en particulier loin des institutions officielles, chez un marchand de vélo, un jardinier, une femme de ménage, un menuisier, des enfants, des arbres, des chèvres et des chats. Elle offre donc cette expérience d’une errance joyeuse, où la solitude devient l’occasion non de l’enfermement mais du déploiement de ses tentacules pour sentir le monde, où la vulnérabilité intensifie la rencontre, où la sensibilité extrême multiplie l’émerveillement face à la beauté fugace, où le sentiment d’être un survivant miraculé fait croquer la liberté à pleines dents.
Merci à vous tous, élèves de l’institut international de Lancy, pour vos yeux brillants et votre enthousiasme curieux ! Qui sait, le monde vous apparaît peut-être à présent riche de nouvelles potentialités à explorer !