Aux élèves de la classe de 2de10 du Lycée Charles Poncet à Cluses,
J’ai quitté la Louisiane pour traverser le Texas. J’ai quitté des États où l’eau abonde, avec leur florilège de rivières, marais, aquifères, sources pour passer aux États frappés par la sécheresse. Mais partout où je passe, l’eau est un problème central du rapport de l’homme avec la nature : par sa participation à des écosystèmes uniques, sa potabilité mais aussi sa pollution, sa canalisation, la tentative de s’en protéger en cas de tempête,… Le problème de l’eau dans les Everglades en Floride est très intéressant parce qu’il condense les enjeux, les erreurs et les tentatives de solution des humains dans leur rapport avec cette ressource nécessaire à la vie. Bonne lecture !
Depuis Miami je prends la direction des Everglades. Je traverse les Red lands : territoire des « nurseries », c’est-à-dire des pépinières d’arbres fruitiers, de plantes décoratives et de toutes plantes tropicales. Des centaines d’exploitations reproduisant toutes le même modèle industriel se succèdent sur des hectares : des centaines de milliers de plantes, de pousses, d’arbres sont alignés à perte de vue.
Quand j’entre sur le territoire du Parc National, je quitte le parcage privé reproduisant jusqu’à l’écœurement le même schéma de rationalisation technique de la production végétale pour un autre parcage : celui de la conservation, de la résistance à la domestication et de la protection contre l’agressivité des transformations humaines sur les écosystèmes. De part et d’autre de la route 9336, intrusif cordon de goudron, la wilderness s’étend à perte de vue : nature sauvage, herbes hautes, îlots de cyprès, pinèdes éparses ou mangroves profondes. Autre contraste dont la brutalité donne tout son sens à ce concept de wilderness. Donne à penser aussi : cet artifice semble vraiment hors de propos, incongru, visiblement hors de contexte. La route coupe une continuité écosystémique de façon patente. Le centre d’information à l’entrée du parc en fait d’ailleurs une des causes de perturbation des écosystèmes, surtout que se succèdent à vive allure des énormes pick-up, tirant d’énormes bateaux, avec d’énormes moteurs… Mais elle est la condition pour accéder à un point de vue sur cette wilderness, comme un compromis pour permettre la jouissance de ce territoire tout en permettant sa protection. Cette tension est d’ailleurs au cœur de l’Organic Act de 1916 qui fixe le statut légal du territoire du Parc National des Everglades et les objectifs qui lui sont attribués : conserver mais aussi mettre à disposition de la jouissance publique !
« Le Service ainsi établi devra promouvoir et réguler l’usage des zones Fédérales telles que les parcs nationaux, monuments et réserves… par des moyens et des mesures conformes au but fondamental desdits parcs, monuments et réserves, lequel but est de conserver le paysage et les objets naturels et historiques ainsi que la vie sauvage en son sein, et d’en permettre la jouissance d’une façon telle et par des moyens tels qu’il seront laissés intacts pour la jouissance des générations futures ».
Détail intéressant dans la façon dont cette ambiguïté fondamentale produit des contradictions massives dans le parc des Everglades : les 611 000 hectares du parc sont une zone de wilderness … exceptée la surface de l’eau ! Ce qui permet l’usage de bateaux, des doux canoës jusqu’aux énormes cylindrés des bateaux de pêcheurs…


Rencontre avec Nicole Schaub, Ranger du Parc impliquée dans la sensibilisation au changement climatique
Le Flamingo Visitor Center est la pointe sud-ouest de la Floride. C’est aussi le point d’aboutissement de la route du parc, le lieu du camping et d’une marina où, surtout le week-end, se mettent à l’eau d’énormes bateaux de pêche récréative…


Au guichet du centre d’accueil des visiteurs, des gardes du parc, les fameux Rangers, sont à la disposition du public pour guider, conseiller, prévenir, répondre aux questions. Leur bienveillance et leur disponibilité sont remarquables. C’est là que Nicole Schaub est apparue ! Sans le savoir et par un hasard magnifique, j’avais pour interlocutrice une spécialiste du changement climatique parmi les Rangers du Flamingo Visiter Center. Grande, la trentaine, yeux en amandes et présence directe face à l’interlocuteur, elle répond d’abord étonnée à ma question des impacts du changement climatique sur le parc :
« Le problème avec le changement climatique, c’est que pour qu’il soit une cause scientifiquement attestée des changements que l’on constate sans cesse au quotidien, il faut un recul de 30 ans. Mais on sait que le Parc National des Everglades est sérieusement menacé principalement par la montée du niveau des océans. Si l’océan monte de 1 mètre, comme le prévoient certains scénarios (et pas les plus pessimistes), alors ce sera 60 % du parc qui disparaîtra sous l’eau salée ! Et la route que tu as empruntée et qui mène ici est à une altitude d’un mètre. C’est cela qui est piégeux (« tricky »), on sait que les effets vont être désastreux mais il est difficile d’identifier le changement climatique comme cause de changements au quotidien. »


Je pense à la tempête tropicale qui a eu lieu il y a deux jours, du jamais vu en hiver au dire de sa collègue, ou encore à la petite tornade de ce matin qui a plié bon nombre de tentes sur le camping : « Les événements météorologiques extrêmes vont augmenter, c’est sûr ! », renchérit-elle.
La discussion s’engage donc plus avant car Nicole évolue au cœur de son sujet de prédilection : tous les 15 jours, elle donne des conférences sur le changement climatique et ses impacts sur le parc. Elle me dit qu’en 5 ans, l’attitude de l’institution à l’égard de son initiative est passée de l’acceptation peu enthousiaste au soutien total. Elle y voit un premier signe d’espoir : celui d’un progrès de la conscience collective de la légitimité, si ce n’est encore de la gravité, du problème.
Elle me montre sur la carte une prairie côtière longeant le Lac Ingraham, à l’extrême ouest de la pointe des Everglades : « Ici, on est déjà passé d’une prairie humide en eau douce à un recouvrement avec de l’eau salé, ce qui a changé radicalement l’écosystème. » C’est la grande menace qui plane sur les Everglades. Zone humide reconnue d’importance internationale par la conférence de Ramsar en 1987 et classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1979, les Everglades, sorte d’immense bassin versant alimenté depuis le lac Okeechobee au nord, forment de par ses terres humides inondées d’eau douce un écosystème d’une richesse aussi exceptionnelle que fragile : si l’océan recouvre prairies et mangroves, alors les humains auront tué les Everglades de façon plus radicale encore que toutes les menaces qui pesaient jusqu’alors sur le parc.
Un territoire menacé par les humains
Et les menaces dues au développement humain ne manquent pas. Déjà au 19ème siècle le commerce de plumes faisait des ravages parmi les millions d’oiseaux en migrations hivernales dans la douceur de la Floride. Aujourd’hui, le principal défi est celui de l’équilibre intenable entre développement urbain à l’est avec Miami, l’agriculture intensive au sud du lac Okeechobee et à Homestead, et la préservation de l’alimentation en eau nécessaire à l’écosystème des Everglades. Les drainages pour urbaniser et alimenter Miami et sa région représentent en effet des détournements considérables d’eau douce vers l’océan : « 5,6 milliards de litres d’eau fraîche renvoyés chaque jour dans l’océan » me dira plus tard un Ranger du Big Cypress National Preserve. Les captages pour l’irrigation et les pollutions chimiques dues à l’agriculture intensive délirante au Nord et à l’est du parc perturbent l’alimentation des Everglades et l’équilibre du milieu. Par exemple, le taux de mercure dans l’eau du parc est l’un des plus élevés de tous les USA et la pollution aux phosphates liés aux fertilisants de l’industrie agricole des années 90 a obligé l’Etat de Floride à adopter un plan de réhabilitation qui a déjà coûté des milliards de dollars.
En 2000 a été adopté le Comprehensive Everglades Restoration Plan (CERP), « le plus grand projet de restauration d’un écosystème hydrologique jamais entrepris aux États-Unis » : 10,5 milliards de dollars sur 35 ans pour tenter de rétablir par l’ingénierie les dégâts causés par le développement urbain et agricole des 50 dernières années ! On a construit des stations de pompage pour renvoyer l’eau vers les Everglades plutôt que dans l’océan tout en tâchant de capter les pollutions en sulfates et phosphates issues de l’agriculture, on a transformé la route US 41 qui joint Tampa à Miami (le Tamiami Trail) de barrage hermétique qu’elle était en ponts, barrages, vannes…



Des annonces sont régulièrement faites pour montrer que la dépense semble efficace : les niveaux d’eau et les taux de pollution se sont améliorés. Certaines populations ont retrouvé du dynamisme : les crocodiles tropicaux par exemple, qui étaient en voie de disparition, se retrouvent favorisés par l’accroissement de la température ! Belle ambiguïté du changement climatique. De mon côté, j’ai l’impression qu’on tente de mettre un pansement sur une plaie purulente, que l’on tente une conciliation sans interroger les causes profondes des destructions successives des écosystèmes, que la fuite en avant laisse intacte la croyance selon laquelle l’usage vertueux de la rationalité technique parviendra un jour à compenser ce qui n’était qu’un usage maladroit de la technique… Mais jamais n’est posée frontalement la question de la relation d’extériorité et de domination des humains avec la nature à l’origine de tout ce système insoutenable.
Nicole, elle, est bien consciente de ces contradictions fondamentales : « Nous ne savons pas vivre en équilibre avec la nature, mais on essaie de construire cet équilibre dans le parc entre restauration, conservation et sensibilisation. Et si nous réussissons ici, alors on peut réussir partout ! » conclut-elle, visiblement entièrement et authentiquement emportée par sa conviction. C’est cela une émotion : un affect de toute la personne qui met en mouvement. L’étymologie le dit ; l’anglais la partage et dit « to be moved » pour « être ému ». Mais au fait, qu’entend-elle par « nature » ? Elle réfléchit. « Ce qui est étonnant c’est que la nature, c’est aussi nous. On a voulu nous faire croire que l’homme était séparé d’elle, mais on voit bien que cela ne marche pas. La nature c’est tout ce qui existe. Et j’espère que nous allons comprendre cela bien vite »… Je me demande qui est ce nous, parce que certains peuples et certaines cultures n’ont jamais posée cette séparation. Mais dans le fond, je suis d’accord.
Nicole me dit qu’elle a repris espoir récemment dans la possibilité de faire face au changement climatique. Je suis intrigué par ce retournement plutôt paradoxal. Mais selon elle « les consciences sont en train de changer », les climato-sceptiques sont mis face au « consensus de 97% de la communauté scientifique internationale et nier les faits ne relève que d’une résistance ou d’une stratégie perdue d’avance », l’institution même se saisit de ces questions et, ajoute-t-elle, « plus je côtoie la nature plus je suis émerveillée par sa puissance et sa résilience ». Moi aussi, j’ai envie de croire que l’amour de la nature, celui qui meut tous les gardes des parcs nationaux, associant la connaissance, l’admiration et la transmission fera triompher la lucidité et transformera les comportements. Nicole est l’exemple d’une vie entière dédiée à l’amour et au soin de la nature, à la fois personnellement (comme Rane et Jasmine, elle aussi est végan), professionnellement (l’hiver aux Everglades, l’été en Alaska, « dans une wilderness si inspirante et si pleine d’énergie »), voire politiquement (car la position de légitimité conférée par une institution fédérale, Ranger du parc, garant du patrimoine des USA, lui offre une force de frappe et de conviction du grand public non négligeable) : « A la fin de ma conférence, je leur demande : et vous qu’allez-vous changer en rentrant chez vous ? Vous allez manger moins de viande ? Vous allez réfléchir avant de prendre votre voiture ? ».


Décidément les parcs nationaux sont des chevaux de Troie au sein d’un système fédéral américain par ailleurs tellement en accointance avec le capitalisme des énergies fossiles ! Des écotopies au sens où ils construisent, à partir des ancrages patrimoniaux, une alternative déjà forte de tout le réseau de parcs ! Et cela se fait contre la norme dominante de l’état fédéral, par minorisation dirait Deleuze, c’est-à-dire occupation d’un espace marginale que leur légitimité sociale leur autorise pour jouer un peu les normes… « Mais à part nous, qu’est-ce que tu vas voir comme écotopie ? » me demande Nicole ! Grande fierté, j’ai une fan parmi les Rangers !
Et vous, quelle conscience avez-vous du changement climatique ? Avez-vous conscience de la façon dont les humains interagissent avec les ressources en eaux et les écosystèmes autour de vous (par exemple avec l’Arve) ? Que pouvez-vous faire pour respecter les ressources en eau ?
Damien
Une réflexion sur “# A l’école : Aux élèves de Seconde – Les Everglades, Zone à Défendre !”