En arrivant aux abords d’Austin, l’ambiance texane est étonnamment douce et vallonnée. Cela change de la plaine alternant puits de gaz de schiste et culture intensive. Austin est connue comme une oasis progressiste au milieu d’un Texas très conservateur. A 45 km de là, dans une forêt isolée, s’est installée depuis 1969 la Greenbriar School Community. J’arrive avec le coucher du soleil. J’installe ma tente sur un terrain de jeu champêtre et je suis invité par Patty à partager un bon plat de pâtes chez David. Ce sont les deux enseignants de l’école alternative qui se trouve au cœur de la communauté. Patty a un regard profond qui accueille et la douceur de son écoute me frappe d’emblée. David arbore une magnifique barbe blanche et de petits yeux rieurs. Il vit ici depuis 40 ans. Il sera mon guide pendant mon court séjour à la Greenbriar Community.


Le mouvement des « free schools », écoles alternatives des années 60
En 1969, un groupe de hippies libéraux, inspirés par les pédagogues Maria Montessori, A.S. Neill et John Holt, décide de proposer une alternative à l’offre pédagogique de l’époque : école publique ou quelques écoles chrétiennes privées. Les idées sont simples : liberté, co-décision des élèves, des parents et des enseignants pour définir le programme, absence de compétition et attention au rythme propre de l’élève dans la progression. Ils créent une organisation à but non lucratif qui acquiert, pour presque rien, les 170 acres de forêt sur lesquels se développe aujourd’hui la communauté.
60 enfants constituent alors les effectifs : 40 viennent chaque jour d’Austin (à 45 km) et les 20 autres vivent avec leurs parents-éducateurs-enseignants sur place. L’école s’est alors structurée avec des frais d’inscription et les enseignants étaient rémunérés. Pour toute une série de raisons que David ne détaillera pas, cette organisation institutionnelle n’a pas survécu à la mort du bus scolaire et à l’absence de fonds disponibles pour le réparer. L’école s’est alors concentrée sur les enfants vivant au sein de la communauté. Les effectifs ont nécessairement suivi le flux des générations, jusqu’à se trouver aujourd’hui dans le creux d’une vague.
Seulement 2 élèves viennent 1 jour par semaine en complément du « home schooling » (l’éducation à la maison) qui les occupe les 4 autres jours de la semaine. David et Patty, font le travail d’enseignant bénévolement. Ils ont par ailleurs un métier à temps partiel pour gagner le peu dont ils ont besoin : Patty est infirmière en soins palliatifs et terminaux, David est un artisan-bougiste qui fabrique des bougies en cire d’abeille. De plus, avec son fils, il travaille dans des Foires médiévalisantes appelées « Renaissance festivals » — comme la plupart des habitants de la communauté —, comme cuisiniers ou animateurs, hippies forains de l’Amérique contemporaine. Ils ont 4 stands et emploient près de 25 personnes pendant 2 mois. Il me dit qu’il ne gagne pas beaucoup mais que comme il dépense très peu, cela lui suffit. Patty me dit la même chose : une des motivations profondes pour venir habiter dans cette communauté est le fait que l’on peut y vivre avec très peu d’argent. David remarquait : « Patty et Shelley [son ex-femme] me disent que les gens savent qu’elles sont des hippies même si elles ne sont pas habillées comme des hippies. Et la raison est qu’elle donne plus de valeurs à leur temps qu’à leur argent. »
Une journée d’école à Greenbriar School
Le mercredi est le jour où Star et Misty viennent à l’école. Leur mère Laura vient aider pour l’entretien des communs, pour des classes d’art et de cuisine. Elle est chanteuse et bassiste, dans un groupe de rock texan et celtic ! Avec son mari Scott, ils élèvent aussi une cinquantaine de chevaux, sans véritablement trouver l’équilibre économique car aucune de ces activités n’est facilement lucrative. Elle m’explique qu’ils gagnent 100 $ par personne et par jour quand ils jouent dans les foires.
Sarah et Misty ont autour de 12 ans et elles suivent l’école à la maison. Le mercredi elles travaillent essentiellement l’anglais et les sciences. A 10 h, pas de rush, un thé de bienvenu accueille les filles et permet de faire un retour sur les devoirs : écrire un poème sur la digestion. Le poème est la façon créative de faire apprendre et écrire les élèves. La correction réciproque permet de travailler l’orthographe. Vient ensuite un exercice de distinction entre faits et opinions à partir d’une biographie de Leonard de Vinci. Puis un rapide exercice sur les homonymes : there, their, they’re.
Après une heure, il est temps de sortir : direction le jardin, plantation de graines de basilic et de haricots. Les devoirs pour la semaine prochaine : prendre soin de ces pousses et noter les évolutions et les actions sur les différents critères que sont la température, l’humidité, l’exposition… Le professeur fait le même travail que les élèves : expérimentation scientifique.
Repas en commun, composé ce jour de délicieuses lasagnes.
Après midi, c’est le moment du cours de langue des signes pour développer la narration, l’interaction et l’expression corporelle. « De nombreux jeunes parents ici utilisent le langage des signes pour communiquer avec leurs enfants avant qu’ils aient l’usage de la parole » me confie David qui apprend lui aussi à mettre en signes des histoires, pour pouvoir communiquer avec ses petits enfants !
Vient ensuite le cours d’art pour finir la journée en plein air et détendues !
Comment s’intègrent ensuite ces enfants dans le système scolaire compétitif ? De nombreux anciens élèves poursuivent leurs études à l’université et y réussissent avec succès. C’est qu’ils ont développé ici des qualités qui leurs permettent de se distinguer : la capacité à s’exprimer, l’autonomie dans le travail, la curiosité,… Deux adolescentes qui habitent la communauté ont décidé les dernières années de retourner au lycée public pour ne pas se retrouver isolées : elles y réussissent brillamment, même si l’adaptation aux nouvelles règles du jeu provoquent parfois des étincelles (certains élèves refusent de saluer le drapeau, doivent apprendre que les adultes ne les considèrent pas comme leurs égaux et à rendre leurs devoirs !). J’ai en tout cas côtoyé des jeunes filles épanouies et heureuses d’apprendre !`
Le problème de la transmission
Pendant qu’il fabriquait ses bougies, j’ai eu le loisir d’interroger David sur ses engagements politiques et pédagogiques. Assez vite les questions ont porté sur la transmission des valeurs de simplicité volontaire, de conscience écologique et de volonté de transformer le monde par une action locale mais collective. C’était souvent par des éclats de rire ou par des « Oh boy, that ’s an interesting question ! » que David accueillait mes interrogations. David exprimait la conscience d’avoir peut-être échoué, face au constat que les jeunes générations sont enclines à la propriété individuelle, au confort (électricité, grandes télés et air conditionné) et peu au recyclage… Mais il se rassurait en se disant que sans doute peu des anciens élèves votaient pour Trump !
Comment envisage-t-il le futur ? Il m’avouait être assez pessimiste. Mais son constat me semblait lucide : « Je ne vois pas comment les grandes entreprises et leurs soutiens politiques pourraient se départir de leurs intérêts immédiats et de leur avidité. Seule une catastrophe ou une révolution pourrait provoquer le changement ».
A Greenbriar, comme à Miccosukee Land Co-op, la question du commun se repose sans cesse et c’est un combat pour ne pas laisser la communauté s’atomiser en propriétés et intérêts individuels. J’ai l’impression que le fondement éducatif permet de fédérer au-delà de la simple co-habitation, en construisant du sens à partir d’un principe philosophico-pédagogique. La question de l’écologie, qui a animé les fondateurs-décroissants, est remise au gout du jour par des jeunes qui reprennent par la permaculture et la question de la nourriture la préoccupation de la légèreté dans le rapport à la terre. Les maisons sont encore fabriquées avec des matériaux recyclés. Une moitié de la communauté vit encore « off the grid » (hors des réseaux électriques, hydrauliques ou gaziers). Et tous vivent dans les bois ! Lors du « potluck » hebdomadaire, entre deux légumes du jardins, j’ai entendu parlé de Pliny Fisk, un éco-architecte pionnier dont je vais aller découvrir le travail à Austin et de Kirby Fry, un activiste de la permaculture qui tente d’étendre ce modèle à une grande échelle en répertoriant les initiatives locales sur Internet pour montrer leur prolifération et en accompagnant des actions de permablitz (des actions collectives de constitution d’un jardin de permaculture lors d’actions éclaires).
Il me semble que la préoccupation pour la survie économique est vraiment la source d’aliénation majeure et le divertissement principal de l’engagement communautaire et politique. Mais il suffit que l’on oublie un temps que l’on doit travailler pour gagner sa croûte personnelle, ou bien il suffit de choisir de peu travailler pour peu posséder et le fond réapparait sur ce terreau des années 70 : ouverture, engagement, amour, liberté, respect de la terre. « Au fond, écrivait en 1881 Nietzsche au § 173 d’Aurore, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance ». Au cœur des communautés hippies, là où l’aspiration à la liberté et à l’émancipation est forte, je crois malheureusement que le labeur fait aussi loi, et que ses conséquences dissolvantes sont un vrai problème pour le lien social. Mais « l’école » là-bas résiste encore. Satisfaire le nécessaire et construire des refuges où se cultive l’essentiel : urgence politique plus que jamais !
Damien
A Parkinson !









Merci Damien, très reposantes ces chansons !!!