# Entretiens (1) : Qu’est-qu’une « écotopie » ?

Nous lançons ici la reproduction d’une série d’entretiens que nous avons eus en amont du projet – et qui continuent pendant le voyage. Le but était, est, d’affiner les idées que porte ce projet, de les clarifier, d’ouvrir le champ des problèmes qu’implique la question de nos rapports avec la nature (de le délimiter donc, aussi), d’assurer une juste position de ces problèmes et de discuter des concepts censés nous mettre sur la voie d’une réponse. Un « dialogue » en somme, qui cherche, à travers la parole sa fécondité. Surtout, ces entretiens « prennent le temps » – l’espace aussi… Un entretien n’est pas une interview. Aussi les questions n’ont pas été coupées pour ramasser les dimensions du propos et la dissémination du sens en une question choc. De même pour les réponses, qui s’autorisent les « détours » et l’emprunt des voies ouvertes par les questions. Ces entretiens sont un « libre jeu » et ils seront rapportés comme tel. A chacun de prendre le temps – ou pas – d’entrer dans ce jeu.

Aurélien et Damien

Aurélien : Revenons sur la notion d’ « écotopie », à la fois objet et concept central de ce voyage philosophique, et, à cette fin, partons du mot. Tu indiques que  « le concept a été forgé en 1974 IMG_0394par Ernest Callenbach, dans son roman Ecotopia, en contractant “ecology” et “topos” (“lieu” en grec) » avant d’être « repris par certains sociologues et anthropologues pour désigner notamment des communautés intentionnelles écologistes ». Quant à toi, tu t’appropries le terme « écotopies » et entends par là des « lieux d’alternatives écologiques innovantes où s’inventent des modèles de vie avec la nature, différents de celui qui nous mène à la catastrophe. […] Ce sont des initiatives émergeant d’acteurs communautaires locaux qui prennent en charge les changements nécessités par la crise environnementale tant au niveau technique, social qu’idéologique. » Communautés intentionnelles construites autour du souci d’un rapport harmonieux avec la nature, ces écotopies t’ « intéressent principalement par leur approche globale au sein d’un ancrage local. » De là une double question :

[1] Peux-tu expliciter de quoi il s’agit dans l’ouvrage de Callenbach et à quel(s) problème(s) répond son concept d’ « ecotopia » ?

Damien : Callenbach est un auteur environnementaliste qui est mort en 2012. Il était un partisan de la décroissance durable (« sustainable shrinkage »). Dans un article de 2011, il écrit :

« Si nous voulons survivre sur notre petite planète d’une façon raisonnablement civilisée, l’activité humaine (et ses conséquences) doit décroître. Si nous ne la faisons pas décroître nous-mêmes, Gaïa la fera décroître pour nous, de façon catastrophique ».

Ecotopia, Ernest Callenbach

Son roman Ecotopia, bien que très peu connu en France, a tout de même été vendu à près d’un million d’exemplaires. Chez Callenbach, le concept d’Ecotopia est une fiction. Nous sommes 20 ans après la sécession du NorWest des États-Unis du reste du pays. Ce territoire sécessionniste s’est appelé Ecotopia. Un journaliste, Paul Weston, est autorisé pour la première fois à entrer dans ce territoire. Le roman prend la forme de notes de journal de cette expédition, notes dans lesquelles Weston analyse les différents aspects de la vie dans ce pays. Successivement : l’accueil ouvert aux frontières, l’urbanisation de la capitale d’Ecotopia (San Francisco) structurée autour de l’absence de circulation automobile, un système de production de nourriture bio, un système de production fondé sur le recyclage de tous les déchets (comme le fait actuellement la San Francisco réelle pour 80% de ses déchets), l’absence de sport spectacle, un modèle économique basé sur un temps de travail légal de 20 heures et un système coopératif développé, une gestion forestière qui replante autant qu’elle prélève, la lente décroissance démographique, une religion de la nature, une production de plastique à partir de bio-organismes, une absence de discrimination sociale et raciale, innovations pédagogiques, énergie solaire et hydro-marine, omniprésence des arts et de la culture, couverture santé universelle,… En somme, il s’agit d’une tentative pour penser à l’échelle d’un pays et dans la totalité de ses dimensions, la mise en œuvre des idéaux progressifs hippies des années 70 :

  • sobriété volontaire,
  • critique de l’exploitation par le travail,
  • valorisation des affects créatifs et esthétiques,
  • valorisation de la spiritualité comme condition de toute existence consciente,
  • revalorisation du corps et interrogation de la soumission du corps aux exigences sociales et économiques,
  • anarchie non pas comme désordre par manque de centralisation du pouvoir politique mais comme condition de la vitalité politique (décentralisation et participation active de chaque membre de la communauté),
  • critique de l’aliénation technique qui n’est pas nécessairement technophobe au sens où elle ne critique pas l’inventivité (valorisation des technologies de la communication d’informations, de production d’énergies décentralisées, …),
  • promotion d’une éducation libertaire et d’une sensibilisation environnementale,
  • critique de l’attitude de consommation et valorisation de l’attitude de production.

Son intuition est qu’on peut penser un système alternatif à un capitalisme financier entièrement structuré autour des énergies fossiles, le fétiche de la croissance et l’individualisme consumériste. Ecotopia est donc un nouveau système dans lequel tous les individus réalisent ces idéaux de relations pacifiées entre eux et avec la nature, système fondé sur une nouvelle hiérarchie de valeurs inversant les valeurs de l’Amérique consumériste et prétendant retrouver l’essentiel dans sa relation avec la nature.

C’est sans doute là que réside l’utopie. Dans l’adhésion uniforme des membres de ce pays à des valeurs qui supposent un travail sur soi et un questionnement sur l’essentiel. Mais cela a un double intérêt : [1] Montrer que sur des aspirations essentielles (être heureux, vivre pleinement sa vie humaine), le système actuel n’est pas efficace. Sous l’idéologie de la production de richesses et de l’accroissement du « confort », Callenbach exhume le capitalisme comme système destructeur de la nature et des sujets. [2] Promouvoir l’imagination comme dimension à part entière de l’action politique pour penser une possibilité d’alternatives au niveau global. Il est par exemple frappant que ce que Callenbach imaginait en 74 (le recyclage de tous les déchets par San Francisco et la réintroduction de ces matières dans le circuit de production de l’alimentation et de production d’objets) est en train de se réaliser par la volonté politique de la municipalité de cette même San Francisco. Donc la dimension critique et la dimension prospective.

A.:

[2] Cet éclaircissement donné, peux-tu nous expliquer la filiation et le rapport entre l’usage que fait Callenbach du terme « ecotopia » et le sens que tu donnes à ce terme ainsi que la fonction que tu fais jouer à ce concept 

Je précise quelques points liés à cette question du rapport entre l’Ecotopia de Callenbach et la façon dont tu utilises ce concept, car il me semble qu’elle peut nous permettre de toucher une dimension essentielle du problème philosophique et « politique » qui oriente ce voyage : celui  de « nos rapports AVEC LA NATURE ».

D’après la présentation que tu viens de faire du livre de Callenbach, il me semble que de par le titre d’allure latine de l’ouvrage, de par la façon dont le mot « eco-topia » est formé et surtout de par le contenu de ce roman, Ecotopia se rattache à une tradition littéraire inaugurée par Thomas More dans son Utopia. Rappelons donc que le mot « Utopia » est formé comme nom propre d’un pays imaginaire (une île) par Thomas More dans De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia (1516), intitulé que lon a abrégé en Utopia et traduit en français par L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement. Utopia, terme construit à partir du grec « ou » (non, ne…pas) et « topos » (lieu), signifie proprement « en aucun lieu », « non lieu ». L’Utopia de More nous présente donc, sous la forme d’un récit de voyage fictif, un pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux et, en ce sens, l’ouvrage est resté un classique de philosophie politique. More inaugure ainsi le style utopien dans toute son ambivalence : fondation rationnelle d’un gouvernement idéal d’une part, critique d’un gouvernement historique d’autre part (en l’occurrence pour More, celle du système social de l’Angleterre de son temps) – bref, recherche du ou d’un régime meilleur. Aussi par « utopie » désignait-on par extension, dans le vocabulaire politique du XVIIIème, le plan d’un gouvernement imaginaire au sens d’idéal. Puis, au milieu du XIXème, de l’idée de système idéal, le mot est passé au sens de « vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité » et à l’emploi courant pour désigner une conception qui paraît irréalisable, une chimère.

Callenbach et son Ecotopia semblent s’inscrire dans cette tradition politique inaugurée par More et florissante au XVIIIème. Mais précisément, les écotopies que tu as en vue ne sont pas des « non lieux » ou des lieux imaginaires, il s’agit de lieux « d’alternatives écologiques innovantes où s’inventent des modèles de vie avec la nature, différents de celui qui nous mène à la catastrophe » dis-tu, lieux que le voyage va interroger et nous faire découvrir. Comment passe-t-on donc de l’Ecotopia en tant qu’Utopia (plan d’un gouvernement idéal, imaginaire) aux écotopies telles que tu les conçois ? Doit-on penser ces écotopies comme la mise en œuvre d’un gouvernement idéal dont les prémisses se trouveraient chez Callenbach ? Cela tendrait-il à démontrer qu’un gouvernement structuré autour du souci écologique est possible et même réalisable, que Callenbach, en gros, ne croyait pas si bien dire ? Ou bien, et c’est là que les « sceptiques » t’attendent au tournant, n’a-t-on décidément affaire qu’à de « doux rêveurs », des « illuminés », bref des « utopistes » qui, ayant renoncé au rêve d’une société globalement structurée autour du souci de la nature ou désarmés face à l’irréalisme de leurs idées à ce niveau global, se limitent à l’établissement de sociétés restreintes, seuls lieux de réalisation possible de leur vue politique (de leur « utopie » en tant que chimère diraient ces sceptiques), un peu sur le modèle des utopies socialistes du XIXème (dont beaucoup se sont installées aux U.S.A d’ailleurs, que l’on pense aux Icariens d’Étienne Cabet par exemple, ou à la communauté d’inspiration fouriériste d’ Oneida, etc.) ? Bref, quels rapports les écotopies entretiennent-elles avec les utopies au sens du XVIIIème d’une part, et que répondrais-tu au jugement d’opinion qui ne voit dans ces communautés qu’initiatives fumeuses d’illuminés, d’autre part ? En quoi les écotopies diffèrent-elles de simples « utopies » écologistes ? Il me semble que ces  questions peuvent permettre :

[1] de préciser la capacité opératoire et l’extension du concept d’écotopie tel que tu l’entends, puisque dans ta pensée, outre les communautés intentionnelles « traditionnelles », il est aussi en mesure de ressaisir des lieux comme le Parc naturel des Everglades ou l’Université North Texas par exemple, lieux qu’on ne pourrait, sauf ergotage et mauvaise foi intellectuelle patente, taxer de repaires d’illuminés et d’utopistes ;

[2] de préciser le rapport global/local qui t’intéresse dans ces initiatives, sachant que l’usage péjoratif du terme « utopiste » ne vient pas seulement du fait que les vues politiques en question seraient peu viables ou irréalistes, mais très souvent aussi du fait que ces initiatives s’organisent en communautés restreintes et locales.  Le concept de « local » est en effet aussi loué par les « éco-citoyens » qu’il est critiqué par les sceptiques, soit parce qu’il ne constituerait qu’un pis-aller au regard d’un problème dont on considère la solution comme devant nécessairement être globale, soit parce qu’il connoterait le déni de réalité de l’illuminé faisant sa petite tambouille dans son coin. Le « lieu » d’une initiative écologique (local/global, étatique/mondial, social/étatique, régional/national, rural/urbain etc.) semble ainsi être une dimension importante dans la compréhension du problème de nos rapports avec la nature, en ce sens que le topos influe sur la façon dont nous percevons le « réalisme » ou l’ « irréalisme » d’une initiative.

D.: Dans le roman de 1974, la référence à More et son Utopia n’est pas explicite mais quand même très claire : il y a aussi un peuple qui était mystérieux parce que le lieu était reclus, le bonheur règne en Ecotopia, nous sommes dans une fiction littéraire qui a pour fonction de produire une critique de l’organisation politique effective, elle semble irréalisable comme un tout et surtout il semble lui manquer ce qui constitue en propre la politique : des oppositions, des clivages et des combats entre adversaires…

Mais il y a un glissement intéressant dans l’usage que fait Callenbach du concept APRES son roman : c’est comme si il passait du sens du 17ème au sens du 19ème. Cela ne désigne plus une simple fiction mais un idéal ou une idée qui se met en œuvre. Cela décrit des alternatives concrètes qui chacune à leur niveau mettent en place une des dimensions d’Ecotopia. A ce titre, une conférence donnée par Callenbach en 2009 en Allemagne s’intitulant Du capitalisme aux écotopies (From capitalism to Ecotopia) est très intéressante. Les écotopiens n’y sont plus seulement des personnages de fiction : ce sont les acteurs actuels de la révolution écologique. Je citerai ici un passage de cette conférence qui montre bien ce glissement de sens :

« Le changement vient du bas – et quand le gouvernement national est paralysé, contrôlé par des intérêts économiques privés, le changement ne peut venir que du bas. Le peuple doit exiger le changement, de façon telle que le gouvernement soit obligé d’accepter le changement – de laisser les herbes prospérer.

Ainsi, portons notre attention vers quelques exemples de ce que nous pourrions appeler des « herbes » du changement social. Comme les « herbes » biologiques les « herbes » sociales se présentent sous de nombreuses espèces.

[…]

A un niveau souterrain, sous le radar des médias, il y a beaucoup d’activité qui est en train de changer la possession de la richesse au bénéfice des quartiers, des travailleurs, des cités et des communautés au sens large. Il y a 11 000 entreprises autogérées aux États-Unis. Il y a aussi 120 millions d’américains qui sont membres de coopératives – un nombre énorme, environ 1/3 de la population.

[…]

Nous commencerons à vivre dans des éco-villages, où les gens survivent hors du réseau avec des énergies renouvelables, des animaux d’élevages comme compagnons, une auto-éducation. Nous transformerons nos villes en Villes de Transition, capables de survivre dans l’ère de l’après pic pétrolier, l’ère des énergies renouvelables. En un mot, nous gèrerons nos vies comme des Écotopiens, à nos échelles, et pour finir, nous transformerons le paysage chaotique du « capitalisme finissant » en un nouveau jeu d’écosystèmes sociaux capables d’une survie équilibrée sur le long terme. »1

L’usage que je fais des écotopies s’inspire de ce deuxième usage mais déplace ce que désigne le concept. Ce qui est déterminant n’est pas le contenu concret déterminé par Callenbach (certaines de ses mesures sont datées, d’autres mesures actuelles sont plus ambitieuses que celles imaginées par Callenbach – je pense à la permaculture par exemple). Je veux élargir le concept au-delà de simples tentatives utopistes locales. Je place le concept d’écotopie comme réponse à un problème politique précis : comment un système global peut se constituer à partir de lieux (topoi) qui sont encore minoritaires et pourtant visionnaires ? Si le problème (comment inventer de nouveaux rapports avec la nature au vu de l’urgence climatique ?) devient central, alors on peut redéfinir les écotopies, non comme des rêves illusoires, mais comme des lieux (topoi) participant de part en part à une transformation globale de notre façon d’habiter la nature (eco venant du grec oïkos : la maison, le domaine, l’habitat). C’est pourquoi une écotopie n’est pas un repaire de hippie, et qu’un parc national ou une université, qui sont des acteurs institutionnels bien installés peuvent être des écotopies : chacun de ces lieux, à partir d’un ancrage particulier dans un territoire, fait bouger les lignes de nos rapports avec la nature.

Reste la question de la cohérence entre les différentes écotopies. Parviennent-elle véritablement à faire système où restent-elles des initiatives isolées dans un recoin minoritaire d’un système qui les tolère parce qu’elles y ont recours d’une certaine façon ? C’est, je crois, la question principale du voyage. Et pour l’heure j’ai un peu l’impression que la réponse est : la cohérence est impossible à réaliser totalement !

Notes :

1: E. Callenbach, From Capitalism to Ecotopia, A Successionist Manifesto, Delivered as a lecture for the Carl-Schurz-Haus in Freiburg, Germany, 2009.

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