# Ecotopie – Miccosukee : Ed Deaton, cyclo-Socrate !

Quand je suis arrivé après une longue journée de 180 km, je ne m’attendais pas à garer mon vélo… dans un magasin de vélo ! Ed Deaton est retraité de son « bike shop », mais il y a encore quelques vélos couchés dans son garage. Rencontre avec ce petit homme débordant d’énergie du haut de ses 72 ans, longue barbe blanche et yeux rieurs.

Ed a grandi à Fort Myers dans le Sud de la Floride, mais il était en Californie vers San Diego en 1973 quand s’est formée la Miccosukee Land Co-op. Il venait de rencontrer sa femme, Linda (une Cajun ayant grandi à la Nouvelle Orléans et en Californie), et avait appris à faire des maisons avec son beau-père. Du fait de difficultés économiques, Linda et lui arrivèrent à Tallahassee en 1982 : par un mélange d’opportunité économique et d’affinités amicales avec des membres de la Miccosukee Land Co-op, le jeune couple décide d’acheter un lot et commence la construction de sa maison : le terrain et le matériel a couté à l’époque 7000 $. Aujourd’hui, le garage où Ed a son atelier, leurs deux petites maisons – une construite en 82, l’autre plus récente construite pour accueillir la mère de Ed – valent 130 000 $.

Linda a repris ses études après son arrivée à Tallahassee : elle a passé un bachelor et master en science de l’information. Puis elle a travaillé au Musée Naturel jusqu’à en devenir aujourd’hui conservatrice en chef. Ils sont mariés depuis 41 ans. « Le secret » d’une telle longévité me glisse-t-il ? « La sélection ! Il faut choisir la bonne personne ». Avec Linda, il me dit former une équipe et apprécie sa forte personnalité et son égal répondant.

De la Navy à l’écologie

Fils d’une infirmière et d’un père ancien combattant de la Seconde Guerre Mondiale, absent et alcoolique, Ed vient d’un milieu populaire. A 17 ans, il s’engage dans la Navy. Il adoptera alors sans recul l’ethos commun qui lui semble aujourd’hui si vain : gros pick up trucks, chasse aux filles, divertissement alcoolisé… Sa prise de conscience politique se fera à travers les chanteurs folk engagés dans les mouvements d’émancipations des années 70. Il sort de la Navy à 24 ans, en 1968, et devient alors militant de la paix, participant aux rassemblements, convois et manifestations contre chaque conflit depuis lors. Il me dit avoir été arrêté plusieurs fois pour ses activités militantes.

Depuis Ed est engagé dans une activité politique multiple. Il participe localement à des actions pour résister au désastre de la Floride ! Et de lister : Rick Scott comme gouverneur est un climatosceptique doublé d’un voleur (détournement de fonds massif depuis médicare !); les lobbys des grandes firmes pétrolières qui sont en train d’interdire les coopératives d’énergie solaire; l’état policier, « on est le « goulag state », me dit-il, nous mettons le plus de gens en prison, il y a des policiers partout et de la télésurveillance… »; beaucoup d’ignorance de toute part. Il s’engage aujourd’hui pour le candidat aux primaires démocrates le plus radical : Bernie Sanders. Parce qu’il n’est pas le candidat soutenu par les grandes firmes, les banques et Wall Street, mais par les syndicats et le peuple.

« Ma modération leur semble un extrémisme »

L’écologie est arrivée dans le sillage de cette contre-culture activiste. Il a été représentant local de la league for conservation voters pendant plusieurs années (une organisation lobbyiste pour faire émerger les préoccupations écologistes dans la vie politique américaine). Il a aussi été coordinateur de sa co-op pendant 10 ans, conseiller auprès de la mairie de Tallahassee pour le développement des pistes cyclables, engagé dans toutes les protestations contre l’implantation de modèles énergétiques d’un autre temps : centrales à charbon, centrales nucléaires, fracturation hydraulique pour le gaz de schiste… Quand j’ai quitté Tallahassee, il y avait au programme une manifestation (les américains appellent cela un « protest ») contre l’autorisation du « fracking » (la fracturation hydraulique) en Floride, une région qui n’est rien d’autre qu’un grand aquifère sur du calcaire et dans laquelle l’exploitation des gaz de schiste causerait sans doute une pollution majeure du réseau hydrologique.

Interrogé sur son statut d’activiste minoritaire, Ed m’a répondu qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le modèle dominant. Il résumait cette incongruité par cette formule « Ma modération leur semble un extrémisme » ! Car Ed m’énumère les inégalités qui lui semblent les véritables extrémismes : « Le patrimoine des 1% les plus riches dépasse celui des 99 % restant ! Selon une étude d’Oxfam : 62 personnes les plus riches possèdent l’équivalent de 3,5 milliards des personnes les plus pauvres ! » Pourquoi un tel besoin d’accumulation et de puissance ? La théorie d’Ed sur ce point : « Nous sommes gouvernés par des sociopathes voire des psychopathes ».

Au contraire, Ed est un partisan de la décroissance avec comme argument principal un argument éthique : « 5 % de la population mondiale [la population américaine] exploite 25 à 30 % des ressources mondiales. Pourquoi ne pas prendre sa juste part ? » De fait, il mène une vie qui essaie de limiter son empreinte sur la Terre : avec Linda, ils utilisent peu d’eau, peu d’énergie, ils n’ont pas d’air conditionné. « On vit dans les bois, à l’abri des arbres. L’air conditionné est le symptôme de cette volonté de transformer la nature à sa guise au lieu d’accepter de vivre avec elle, là où elle se trouve. C’est le symptôme de la sortie de la nature ». Je n’y avais jamais songé de cette façon et je trouve l’exemple excellent : l’air conditionné, c’est une forme de vie hors-sol, une volonté de jouir du soleil sans la chaleur. C’est la condition de la venue des retraités de tous horizons en Floride, comme les insecticides pour tuer les moustiques. Mais c’est aussi le symptôme d’une coupure avec la réalité du lieu, et la recherche de solutions dans une artificialité énergivore plutôt que dans une interrogation de la façon par laquelle on peu aménager un écosystème plus viable, en vivant sous les arbres par exemple au lieu de les arracher pour faire des lotissements !

Je demande à Ed si cet engagement écologiste pourrait trouver une expression dans le jeu démocratique américain : « le problème des verts américains est qu’ils n’ont pas de base politique, ils ne peuvent donc ni peser au niveau local, ni construire une machine politique permettant d’élire des mandats nationaux ». L’engagement écologique est politique mais l’écologie politique n’a pas encore de représentants majeurs aux USA.

La non-violence et la réfutation socratique !

Ed est engagé mais veille à ce que ses prises de positions restent non-violentes. Il ne reconnaît que le droit à se défendre mais en aucun cas à agresser. Il me dit porter dans tous ses « combats » un grand soin à ne pas se départir de l’humour qui produit une légèreté salutaire.

Et c’est là qu’Ed m’a semblé proche de Socrate. Dans la controverse, m’explique-t-il, Ed veille à toujours considérer la position de l’autre, non pas pour la laisser exister docilement, mais pour y repérer les contradictions qui permettront de la défaire en cas de débat. Chercher la contradiction cachée aux yeux même de l’interlocuteur, lui en faire prendre conscience, montrer qu’il ne sait pas ce qu’il pense : Ed n’a jamais lu Platon mais il met en œuvre typiquement l’elenkos socratique (la méthode de réfutation) que Platon expose dans l’Apologie de Socrate et qui est l’une des raisons de la condamnation de Socrate à boire la ciguë.

Deuxième rapprochement étonnant, Ed répétait : « I know that I don’t know » – « Je sais que je ne sais pas ». Or c’est ce que répète aussi sans cesse Socrate : non pas qu’il est ignorant absolument, mais que sa seule compétence, certes décisive dans la recherche de la vérité, est une connaissance très précise : la connaissance de la différence entre savoir et non-savoir, la conscience des limites de sa connaissance. Corrélativement, cette attitude de celui qui désire la vérité s’exprime chez Ed par une recherche de l’impartialité dans la controverse et une curiosité intellectuelle remarquable : « Je suis volontiers prêt à changer, à apprendre de nouvelles choses ». Je pense au manque de désir de connaissance dont font preuve certains étudiants et j’admire la voie pratique qu’à suivi Ed : il n’a pas été à l’université mais il a profité du courant des émancipations pour lire Marx, Lénine, E.F. Schumacher (Small is beautiful, dont il m’a donné un exemplaire comme compagnon de route), le sociobiologiste E.O. Wilson, J. Rifkin, Piketty et Ecotopia de Callenbach !

Ed dit regretter que la Miccosukee Land Co-op n’ait pas intégré dans son fonctionnement une forme de viabilité économique interne qui lui permettrait d’être encore plus indépendante d’un système qu’elle réprouve. Sans doute sa tendance anarchiste qui ressort. Il me dit avoir eu de longue discussion avec un ancien professeur de philosophie, aujourd’hui décédé, mais de tendance marxiste-léniniste avec lequel ils se disputaient sur la place de l’état et le rapport des communautés à la superstructure.

« Plus tu conduis, plus tu deviens bête » : la vélorution comme espoir !

Parlant de l’avenir, je lui demande ce qu’il pense de la 3ème Révolution Industrielle de J. Rifkin. Il me répond qu’il a aimé le livre de Rifkin sur l’entropie : il y trouvait la confirmation de ce qu’il avait découvert avec les théories du pic pétrolier : brûler du pétrole n’est pas une solution durable. Mais il reproche à Rifkin d’avoir une forme de foi en la technique pour résoudre des problèmes d’ordre éthique et politique. Sur ce point encore, je suis d’accord avec lui.

Où place-t-il alors son espoir face à ce système destructeur et inégalitaire ? Ici encore, comme parmi tous les acteurs écologistes et minoritaires que j’ai rencontré jusqu’alors, l’optimisme est de mise : « Si l’on y réfléchit, je ne suis pas minoritaire sur mes aspirations : vivre heureux, bien manger, être en bonne santé… Nous avons beaucoup en commun ». De même au sein de la Co-op, Ed entrevoit beaucoup d’opportunités de revigoration de la communauté, « par une co-op de production d’énergie solaire, par la réflexion autour de solutions solidaires pour permettre l’accès à la propriété de jeunes arrivants, pour transmettre tous les savoirs relatifs à la construction de maisons et à l’activisme ». Enfin, Ed est un fervent partisan de la révolution des modes de vie urbains par le vélo. Dans son magasin une pancarte trône : « La révolution ne sera pas motorisée ! ». Il ne voit que des avantages à la mobilité à vélo : meilleure santé, réduction des coûts d’infrastructures, meilleures conditions de vie urbaines, grand soin pour l’environnement. Ed n’est pas religieux, mais il croit en la Vélorution !

Damien

A FGB 😉

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5 réflexions sur “# Ecotopie – Miccosukee : Ed Deaton, cyclo-Socrate !

  1. « réduction des coûts d’infrastructures » pas « coups d’infrastructures », Quoique…
    Sinon, super intéressant votre article sur Ed. Et bravo pour toute la démarche!
    Denise

  2. …Ed n’est pas religieux…
    … mais il devrait être canonise ! Il me plait beaucoup cet homme, comme je me reconnais en lui !
    Merci pour cet excellent reportage article Damien.
    PS. Ecotopia est il disponible en français ?

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