UNTAKING SPACE – THE U.S. PROJECT
UN VOYAGE PHILOSOPHIQUE AUX U.S.A.
De l’eau est toujours de l’eau ; mais elle a toujours aussi un autre goût, quand on la boit à la source même, plutôt que dans une cruche ou à la rivière.
Descartes, Lettre à Beeckman, 17 oct. 1630
Untaking Space, the U.S. project est la concrétisation d’un long désir. Depuis près de 15 ans, l’idée s’est progressivement formée de lier en une seule aventure différentes passions : le sport, le voyage, la réflexion philosophique, l’écologie et l’éducation. De janvier à juillet 2016, j’ai décidé de partir enfin, de prendre la route à vélo et de traverser les U.S.A. pour un voyage philosophique : je tracerai ainsi, sur près de 10 000 km, une ligne verte au fil des « écotopies » américaines, ces lieux d’alternatives écologiques innovantes où s’inventent des modèles de vie avec la nature, différents de celui qui nous mène à la catastrophe. Ces sources d’espoir qui jaillissent au cœur de l’immensité de l’espace américain, je veux aller les découvrir et en témoigner. En prenant ce fil directeur, j’espère faire connaître à un large public le dynamisme d’une tradition écologique américaine souvent ignorée en France. Et au-delà de l’intérêt documentaire, j’aimerais sensibiliser chacun, notamment les plus jeunes d’entre nous, aux possibilités concrètes d’actions pour que les conditions de la vie sur terre ne soient pas tragiquement compromises. Le voyage philosophique ne s’épuise pas en quête de soi : c’est un engagement dans le monde. C’est pourquoi j’ai décidé de partager mes émotions, mes réflexions et mes rencontres de voyageur-philosophe avec différentes classes, du CM1 jusqu’aux Terminales. A leur côté, je réfléchirai aux enjeux environnementaux en amont du voyage et ils suivront le périple en interaction grâce à Internet. A partir du carnet de route, les CM1 de l’école du Bourg à Montbonnot pratiqueront des discussions à visée philosophique dans le cadre de l’éducation au Développement Durable. Les 2ndes 10 du Lycée Charles Poncet de Cluses aborderont ce même thème du Développement Durable – au programme de leur cours de géographie – à partir des rencontres écotopiques, et produiront dans le CDI du lycée une exposition sur des alternatives écologiques concrètes. Quant aux élèves de Terminale S du lycée Monge à Chambéry, ils se baseront sur les découvertes du voyage pour préparer leur intervention lors d’une rencontre entre différentes classes de philosophie du bassin chambérien sur le thème du Réchauffement Climatique, début mai.
Pour ce projet pédagogique de longue haleine j’ai demandé assistance, comme on demande assistance en chemin, en lançant une campagne de financement participatif. Vous aussi, participez au projet en suivant mon carnet de route au fil des écotopies !
Crise environnementale et écotopies
En ces temps de COP 21, j’entends partout parler de « crise environnementale » mais j’observe que les gens ont toujours du mal à y croire. En grec ancien, krisis était un terme médical désignant le moment décisif – « critique » – d’une maladie, c’est-à-dire le moment qui décide de son issue : la survie ou la mort. Nous sommes dans cette phase critique. La maladie climatique est aujourd’hui globale et sa gravité sans doute sous-estimée par la plupart. Pourtant, depuis 1988, les experts scientifiques du GIEC (Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) auscultent les symptômes du changement climatique et leur dernier rapport, en 2014, ne laisse plus place aux résistances climato-sceptiques. Le changement climatique met déjà en péril les conditions de survie de nombreux écosystèmes et d’un grand nombre d’humains. Ses symptômes, longtemps niés mais aujourd’hui indéniables, sont bien connus : hausse de la température moyenne globale du fait de l’augmentation des gaz à effet de serre liés à l’activité humaine, réchauffement et acidification des océans, fonte accélérée des glaces polaires, hausse accélérée du niveau des mers, augmentation de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques extrêmes… Aujourd’hui, une personne sur dix dans le monde habite une zone menacée par la montée des eaux.
Sur cette base scientifique, la conscience politique elle-même bouge, même si c’est à rythme d’escargot. En France, la « Charte de l’environnement » intégrée en 2004 au bloc de constitutionnalité reconnaît des droits et des devoirs fondamentaux relatifs à la protection de l’environnement. Même aux États-Unis, plus gros émetteur historique de gaz à effet de serre, champion du déni au profit d’intérêts économiques à court terme et nid de climato-sceptiques forcenés, cette conscience émerge au plus haut niveau. En mai 2014 a été remis au Congrès américain la 3ème évaluation sur le climat national (National Climate Assessment) : un énorme rapport, ayant mobilisé 300 experts sur près de 4 ans, qui détaille les dégâts visibles et à venir sur le territoire américain. Aux U.S.A comme partout, les écosystèmes terrestres et marins sont fortement impactés par les changements climatiques : dans les régions côtières du sud-est, la hausse du niveau de l’océan menace à la fois écosystèmes et infrastructures ; du Texas à la Californie, l’augmentation des températures et les sécheresses inédites favorisent les incendies et révèlent le caractère insoutenable des modèles de productions agricoles et de consommation d’énergie ; dans le nord-ouest, c’est notamment la forêt qui est menacée par l’effet combiné de la sécheresse, du feu, des maladies et des attaques d’insectes. La COP 21 arrive dans ce champ de bataille pour tenter d’infléchir les politiques des États en produisant un consensus international ! Une Déclaration des Droits de l’Humanité, dont le texte a été préparé par Corinne Lepage, devrait être présentée qui lancerait le long processus de constitution d’un droit international de l’environnement…
Ces avancées politiques vont dans le bon sens et ne sont pas à mépriser ! Mais il faut bien avouer que du côté de la société civile, des militants écologistes comme des chercheurs en sciences sociales, la COP 21 ne produit ni élans d’exaltations ni attentes démesurées. Je m’interroge sur ce manque d’enthousiasme, qui pourrait ressembler à de l’ingratitude. Les questions qui travaillent dans l’ombre la conscience éco-citoyenne depuis les années 70 – ou aussi loin que l’on veuille faire remonter les traditions « vertes » – ne sont-elles pas enfin au premier plan, au cœur de l’appareil médiatique et des préoccupations politiques ? En réalité, ce pessimisme me semble fondé sur le constat d’une contradiction profonde qui semble paralyser les élans potentiels de cette communauté de citoyens : tous, en effet, partagent la conviction que la catastrophe écologique est intimement liée au capitalisme financier, productiviste et consumériste, modèle économique occidental globalisé fondé sur les énergies fossiles, et… soutenu si ce n’est défendu par la plupart des États présents à cette 21ème Conférence des parties. Ainsi ces négociations leur apparaissent-elles bien souvent comme un pis-aller. Peut-être l’éco-citoyen mise-t-il plus sur le Politique, entendu comme assomption de l’avenir, affrontement du possible par un peuple, à la vie, à la mort, que sur la politique politicienne… Car on ne peut dire que la société civile écologiste est déprimée. Au contraire même. Nombreux sont les individus qui réagissent – en France comme aux États-Unis. Ces multiples et vigoureuses initiatives écologistes, je les appelle des « écotopies ». Le concept a été forgé en 1974 par Ernest Callenbach, dans son roman éponyme Ecotopia, en contractant ecology et topos (« lieu » en grec). Il a ensuite été repris par certains sociologues et anthropologues pour désigner notamment des communautés intentionnelles écologistes. Mais les philosophes ne se sont pas encore saisis du concept ; et ils ont tort ! Car le concept d’écotopie nous place au cœur des reconfigurations des rapports de l’homme avec la nature, que la crise écologique oblige à penser à nouveaux frais.
Or, à la suite des philosophes Catherine Larrère ou John Baird Callicott et des anthropologues Philippe Descola et Bruno Latour, j’ai forgé la conviction que le rapport à la nature était une des questions cruciales de notre temps. Comment repenser aujourd’hui les conditions du vivre ensemble des humains et des non-humains ? Ce qui philosophiquement m’intéresse et m’interroge, c’est la façon dont le concept de « nature » redevient aujourd’hui normatif, c’est-à-dire producteur de règles et prescripteur de comportements, alors que la modernité avait travaillé à séparer la normativité (qui relevait de l’humain, de la morale, du droit, du social et politique) de la nature. Pour ancrer cette interrogation dans une réalité, pour aller voir comment ceux qui imaginent de nouveaux modes de relations avec la nature et entre eux utilisent ces concepts et inventent de nouvelles normes, pour lier la réflexion philosophique à un engagement citoyen effectif, j’ai décidé de prendre ces écotopies comme fil directeur de mon voyage philosophique aux U.S.A. Mais pourquoi chercher des alternatives écologiques aux États-Unis ?
Une ligne verte au fil des écotopies américaines
Contrairement à ce que supposent la plupart des Français, il existe aux U.S.A, c’est-à-dire au cœur même d’un des plus gros criminels écologiques du monde, une tradition écologique ancienne, aussi dynamique sur le plan théorique qu’innovante en pratique. Cette radicalité et cette coexistence d’extrêmes au sein de la société américaine me fascinent et ont attisé ma curiosité. Ces sources de créativités écologistes, j’ai voulu aller les voir. Et j’ai répondu à l’appel de cet espace américain si contrasté avec l’idée de découvrir la richesse écotopique insoupçonnée de ses territoires. Alors s’est dessinée une ligne verte qui traverse les U.S.A de Miami à Seattle et relie physiquement, sur près de de 10 000 km, plus de 30 écotopies. Cette ligne matérialise cette aspiration, encore minoritaire mais déjà partagée, à la transformation de nos rapports avec la nature. C’est un fil d’espoir. Celui d’une imagination au pouvoir pour faire triompher d’autres affects que la domination, la destruction et la peur. Un fil vert donc. Doublement. Le vert de l’écologie, le vert de l’espoir.

Les écotopies sont des lieux de résistances et d’innovations qui tissent entre eux un réseau de métamorphose sociale radicale. Ce sont des initiatives émergeant d’acteurs communautaires locaux qui prennent en charge les changements nécessités par la crise environnementale tant au niveau technique, social qu’idéologique. Communautés intentionnelles construites autour du souci d’un rapport harmonieux avec la nature, ces écotopies m’intéressent principalement par leur approche globale au sein d’un ancrage local. En effet, ce n’est jamais un seul aspect de la question environnementale qui les intéresse : énergie, nourriture, habillement, déchets, constructions, modes d’éducation et de décision collective, échanges et spiritualité sont autant de paramètres qu’elles prennent en compte pour tenter de construire un nouveau modèle social à un niveau local. Et ces communautés ne sont pas fermées sur elles-mêmes : il existe des réseaux qui, notamment grâce à Internet, tentent de fédérer ces micro-initiatives. Ainsi, grâce aux sites de l’Association pour la communauté intentionnelle (Fellowship for intentional community) ou du Réseau global des écovillages (Global Ecovillage network) qui répertorient la diversité bigarrée des communautés, j’ai choisi celles qui acceptaient des visiteurs, qui comportaient plus de 10 personnes et qui étaient construites d’abord et avant tout autour de la préoccupation écologique. J’ai laissé de côté les prosélytes religieux plus ou moins fanatiques, les écovillages qui n’étaient que prétexte à des promoteurs immobiliers pour bâtir de nouveaux lotissements, les velléitaires isolés à la recherche de compagnons d’aventure… Dans ces recherches préparatoires, j’ai croisé des communautés folles, comme la communauté We’moon dans l’état de Washington, exclusivement composée de femmes et interdites aux hommes de plus de 7 ans, ou encore la Global community communication alliance fondée sur la Révélation apportée par le livre de Gabriel d’Urantia, fondateur et messager cosmique de cette communauté ! Certaines folies m’ont fait peur, d’autres m’ont intrigué. Des rencontres folles avec des réveillés, des excentriques et des originaux ne sont donc pas à exclure !
De la micro-communauté aux institutions étatiques, en passant par les jardins communautaires, les communautés académiques ou architecturales, ce ne sont donc pas moins d’une trentaine d’écotopies qui m’attendront sur la ligne verte que je tracerai à vélo. 10 000 kilomètres, dont voici quelques jalons. Première étape à mon arrivée à Miami : le parc national des Everglades. Les impacts du changement climatique y sont visibles et auscultés – montée des eaux salées, transformation des écosystèmes, disparition et invasion d’espèces animales et végétales – et la politique de préservation, originale : contre le tourisme inconscient, mais aussi contre la tentation du parquage d’une wilderness mythique (c’est-à-dire d’une nature sans l’homme dans une conception typiquement américaine de la naturalité), l’espace protégé du parc devient le lieu privilégié pour une sensibilisation écologique tous azimuts. Puis, direction la Nouvelle-Orléans : des jardins coopératifs ont fleuri sur les désolations de l’ouragan Katrina et, contre l’ineptie d’une nourriture hors-sol, la relocalisation de la production vivrière devient le moteur d’une recréation du lien social. Après avoir sillonné le Texas, je rejoindrai Denton et l’University of North Texas. Elle a fait du vert son slogan et s’est développée comme un centre institutionnel pionnier pour la philosophie environnementale, notamment grâce à sa figure de proue, John Baird Callicott. Vers Taos au Nouveau-Mexique, des architectes interrogent la façon d’habiter l’espace avec l’ambition de produire une trace écologique minimale : les Earthships (littéralement « navires terrestres », parfois appelés « géonefs » en français) deviennent alors des habitats intégrés qui fondent des communautés s’organisant globalement autour du souci de la nature. Après une boucle vers le Colorado et en redescendant vers Mayer, en Arizona, j’irai voir l’Arcosanti community. La-bàs, depuis les années 70, l’Archology (mot-valise formé par la fusion d’architecture et d’ecology) développée par l’architecte Paolo Soleri sert de fil directeur à l’organisation de la vie communautaire et explore l’interaction nécessaire entre les éléments, les habitats et les habitants. Enfin, en rejoignant la côte Ouest, de la Californie à l’Etat de Washington, j’aurai l’embarras du choix tant de nombreuses communautés anarcho-écologistes inventent et mettent en œuvre, à chaque fois au plus près des spécificités territoriales, des alternatives à la désolation d’un atomisme consumériste. Elles développent la permaculture (production agricole prenant pour modèle les écosystèmes naturels), les constructions naturelles, l’énergie solaire, la minimisation et la valorisation des déchets, les banques de temps (une façon d’échanger des services en faisant du temps partagé la monnaie d’échange) et les processus de décision par émergence de consensus.
Face à cette richesse écotopique, il n’est plus paradoxal d’aller chercher au cœur de l’Amérique une ligne verte qui résiste à la course à l’abîme. Les écotopies apparaissent, au cœur des territoires américains, dans l’espace non-pris par la surproduction, la surconsommation et le rapport délirant à la nature d’un des plus gros pollueurs de la planète. Elles apparaissent quand l’humain renonce à s’approprier violemment la Terre pour s’en sentir un passager vulnérable. Elles apparaissent quand l’humain ne cherche plus à prendre l’espace mais le laisse être et essaye d’y passer avec légèreté. Untaking Space, c’est donc l’espace des écotopies. C’est l’espace où résonne, à l’oreille du voyageur-philosophe, cette question simple et fondamentale : Comment vivre non pas contre ou hors de la Nature, mais en elle et avec elle ? Ces lieux disent à leur manière le message que voudrait véhiculer ce voyage philosophique : l’espace ne se découvre pas par saisie et captation mais en s’offrant à celui qui le laisse se donner, qui le laisse être. L’espace ne se réduit pas à l’extensio, à l’extension tridimensionnelle, à sa calculabilité – il est aussi (et peut-être d’abord et avant tout) ce qui accueille, entoure et contient, ce qui donne du champ libre, de l’ouverture et offre ainsi la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions, des distances et des grandeurs : la possibilité d’un séjour. Et ce rapport à l’espace, est précisément celui que j’éprouve en voyageant à vélo.
Voyageur-philosophe
En tant qu’enseignant, j’ai acquis la conviction que bien pratiquer la philosophie rend plus vivant ! C’est pourquoi donner à sentir le réel avant de le réfléchir conceptuellement m’a toujours paru essentiel. Et c’est pourquoi l’idée d’être dans le voyage comme dans une expérience – attentif à la nouveauté, sensible à l’état de notre corps, non pas pris dans des habitudes de gestion mais disponible à l’instant – me semble de bonne méthode : pour que nos concepts ne tournent pas à vide, dans un ressassement mental névrotique, pour se mettre à l’écoute du monde et laisser émerger les idées qui nous y donnent accès plutôt que de le réduire à des cadres prêt-à-penser. Pour moi, la pratique philosophique consiste à assouplir nos idées, en les interrogeant, pour préciser et intensifier notre rapport à soi, aux autres et au monde, pour nous « désidentifier » de nos représentations, pour passer de l’une à l’autre et danser sur le fil. Je me sens très proche du « nomadisme intellectuelle » que définissaient à leur façon Nietzsche, puis Gilles Deleuze ou Kenneth White : partir du dehors, partir du corps et de l’espace, explorer les virtualités du réel puis laisser émerger les idées comme des puissances du corps jusqu’à l’infini.
Les questions environnementales ont un attrait pour les philosophes : elles parlent d’universel – parce qu’elles sont d’emblée globales et parce qu’elles nous mettent en contact avec cette puissance d’être dont on émerge, avec laquelle on compose et qui nous dépasse : la nature. Mais cet attrait est aussi un danger. Car l’ivresse des cimes guette, et on se laisse facilement griser par la puissance apparente des vues totalisantes. Au contraire, aborder un problème philosophique sur lequel on mène ses recherches à partir d’un voyage permet de lester ses prétentions, de redescendre ici-bas et de laisser les concepts découper un réel particulier. The U.S. Project, est donc comme une cellule de dégrisement philosophique à l’abord des questions environnementales. Un antidote à l’élévation fragile d’une baudruche et une « ouverture vers le bas » pour reprendre une expression du philosophe et sinologue Jean-François Billeter. Poser des questions élémentaires : Comment cultive-t-on ici ? Comment mange-t-on ici ? Comment habite-t-on ici ? Quels affects dominent ici ? Comment se parle-t-on ici ? Comment s’adresse-t-on à la nature ici ? Quelles règles de vie produit-on ici à partir de l’idée que la nature est vulnérable ? Retrouver en somme les questions des ethnographes et des sociologues pour ancrer la réflexion sur la nature dans sa complexité réelle.
Ainsi aimerais-je donner à sentir aux élèves qui vont me suivre que les enjeux globaux du changement climatique peuvent se lire dans le concret et, qu’inversement, on peut retrouver les grandes questions de la philosophie à partir du quotidien, auquel le voyage nous rend plus attentif ! Donner à penser comment une sécheresse en Arizona prend sens à partir d’un contexte économique, technique, climatique global. Et inversement, donner à sentir comment l’expérience nomade de la nuit à la belle étoile ouvre vers l’expérience du sublime et l’idée d’infini, comment la philosophie surgit spontanément de l’expérience du voyage, comment celui-ci peut constituer une « ascèse », c’est-à-dire un exercice des grandes questions philosophiques : Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’est-ce qu’exister ? Leur montrer, donc, comment voyage et philosophie forment un couple harmonieux, leur rencontre produisant de l’attention créatrice.
« Celui qui est parvenu dans une certaine mesure, à la liberté de la raison n’a pas le droit de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, — non pas cependant pour un voyage vers un but dernier ; car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts à tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est pourquoi il ne peut attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. »
F. Nietzsche, Humain, trop humain, IX, « L’homme seul avec lui-même », 638. Le voyageur.
On ne peut décrire plus précisément mon idée du voyage-philosophique : l’ouverture à l’inconnu, l’accueil de la surprise, l’observation attentive et la légèreté du passage. Untaking space, c’est, dans le fond, l’espace habité par l’esprit nomade, celui qui veille à bien passer – et le vélo est une façon de bien passer – plutôt qu’à accumuler jusqu’à en crever.
Pourquoi le vélo ? Parce que c’est un moyen de locomotion écologique bien sûr et pour sensibiliser aux problématiques de l’éco-mobilité : montrer qu’il est possible de parcourir 10 000 km en quelques mois par ce moyen, c’est dire en effet que chacun pourrait, à son niveau, interroger la façon dont il se déplace au quotidien, en particulier en milieu urbain. Mais encore, et plus fondamentalement, parce que le vélo instaure un rapport particulier à l’espace et aux autres. Depuis mes premiers périples à vélos à 18 ans à travers les Alpes, la profondeur existentielle de ce mode de voyage ne cesse de m’interpeller. De mon passé de coureur cycliste, j’ai gardé le plaisir de rouler et le goût de l’effort. La performance ne m’intéresse plus guère mais l’engagement physique et psychologique dans l’endurance s’associe au voyage comme un décapant existentiel. Tout devient plus sensible. Tout devient plus vif. Tout est plus intense. Le superflu explose. Et on laisse tomber les objets venant combler nos peurs, pour renouer avec l’essentiel. Le voyage à vélo réalise cette aspiration épicurienne de simplifier volontairement son existence, de s’émanciper de notre dépendance au non-nécessaire pour retrouver le pur plaisir d’exister. Et peut-être n’est-il pas inutile de montrer à nos enfants qu’une sobriété volontaire peut être le lieu d’un épanouissement véritable.
Une de ces jouissances simples réside dans le fait de sentir l’espace et ses éléments, en recréant la possibilité de l’éloignement. Dans nos sociétés, la tendance générale est à l’accélération des transferts de personnes, d’informations et de marchandises. On veut de l’instantanéité, on veut, dans le temps et dans l’espace, réduire toutes les distances. Mais on déplore dans le même temps que cette suppression de toutes les distances n’apporte aucune proximité… Éprouver à nouveau ce que l’on veut toujours et partout annuler, redéployer par le corps l’espace-temps, laisser être proximité et éloignement en les reconduisant à une épreuve de soi plutôt qu’à une affaire de distance et de mesure, voilà ce que permet le voyage à vélo. A chaque instant, à chaque étape, c’est comme si l’espace vous accueillait et le temps pouvait à nouveau, non pas être fui mais habité par la présence. La confrontation solitaire à l’immensité, l’épreuve des vastes étendues : quelles belles portes vers la présence à soi, au monde et aux autres ! Car redéployer la possibilité de l’éloignement, c’est aussi retrouver l’authenticité de la rencontre. Parce qu’il y a ouverture, parce que la solitude intrigue et parce que, comme présence vulnérable, elle suscite la relation, souvent d’entraide. Untaking Space, c’est prendre la route et laisser être l’espace.
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U.ntaking S.pace, The U.S. Project, c’est donc un voyage cyclo-éco-philosophique aux U.S.A. : 10 000 km à vélo au fil des écotopies américaines pour susciter une prise de conscience auprès du public et en particulier des élèves, de la puissance individuelle de transformation dont chacun peut se saisir concrètement face à l’urgence climatique. Mon ambition est de mobiliser les responsabilités citoyennes et les forces créatrices pour que chacun, à son niveau, ne se sente plus étranger de la destinée globale de la planète et de ses habitants humains et non humains ! Quatre objectifs seront donc visés :
- un objectif de mobilisation citoyenne : rendre sensible la globalité du problème environnemental, en allant voir au loin, en voyageur-philosophe, comment les problèmes et les solutions se posent au cœur de la première puissance économique mondiale ;
- un objectif documentaire : apporter un éclairage sur les écotopies américaines comme lieux de résistance et d’innovations dans un contexte peu sensible aux revendications écologistes. Et de ce fait, relayer des affects actifs et porteurs d’espoirs en témoignant d’actions positives.
- un objectif philosophique : étudier la façon dont, dans la diversité des écotopies, le concept de nature devient producteur de normes d’actions et d’organisations politiques ; étudier en outre la façon dont l’éthique environnementale est non seulement pensée mais aussi appliquée par les acteurs écologistes ;
- trois objectifs qui seront concrètement mis en œuvre dans un projet pédagogique au long cours : du fait de mon métier d’enseignant, je suis particulièrement sensible à la nécessité de mobiliser la jeunesse, pour faire des préoccupations environnementales une réalité concrète. Le voyage sera suivi par différents élèves de différents âges et différents horizons. J’interviendrai dans les classes avant le départ pour présenter le projet et réfléchir à des questions d’éthiques environnementales. Les élèves suivront ensuite le voyage et pourront interagir via le blog. CM1, 2nde et Terminale se saisiront ainsi du carnet de route pour enrichir leur étude du Développement Durable – au programme – et travailler, en écho des rencontres écotopiques, à des réalisations concrètes sur le thème des alternatives écologiques.
Ce voyage philosophique est en grande partie auto-financé. Cependant, pour mener à bien le projet pédagogique, j’ai demandé assistance — comme on demande assistance en chemin — en lançant une campagne de financement participatif sur KissKissBankBank. Les fonds récoltés ont contribué à l’achat du matériel multimédia nécessaire à la production de contenus ainsi qu’à la construction, la maintenance et l’hébergement du site Internet permettant la communication avec les élèves. L’objectif initial de collecte ayant très vite été atteint, les Kissbankers ont aussi rendu possible une exposition réunissant travaux des élèves et réalisations issues du voyage ! Pour la rentrée 2016, j’organiserai ainsi une exposition itinérante dans différents établissements de la région Savoie Mont-Blanc et Isère, exposition qui sera ensuite léguée aux différentes classes ayant participé au projet.
Kissbankers, par votre participation et votre soutien, vous avez contribué à sensibiliser le plus grand nombre et rendu possible le projet dans toutes ses dimensions d’aventures, de recherche, d’engagement citoyen et de pédagogie avec les scolaires qui me suivront tout au long du périple. A vous tous, MERCI !
Vous aussi, participez au projet en suivant mon carnet de route au fil des écotopies !