# Retour amont : Breitenbush Hot Springs, prospère coopérative

Depuis Portland, la route m’a porté sur près de 100 miles le long des rives du lac Faraday et de la rivière Clackamas, puis à travers la forêt aux senteurs de fruits des bois du Mont Hood. Au cœur de cet espace préservé, de part et d’autre d’un torrent, se loge la communauté de Breitenbush Hot Springs : un centre de retraite, de soins holistiques et de développement personnel construit autour de sources thermales. C’est sans doute la communauté la plus prospère et la mieux organisée que j’ai eu la chance de visiter au cours du voyage.

L’histoire d’une réussite coopérative

L’histoire de ce centre épouse les mutations du NorWest.

Après 500 générations de propriété commune des terres, sans conflit apparent et un usage sacré des sources chaudes, vint l’arrivée des colons et la dissémination des indiens — ils étaient 3000 au milieu du 19ème siècle dans le village attenant, et seulement 76 survivants dans leur réserve après les vagues de colonisation. Puis le terrain est devenu un îlot privé au cœur des terres publiques vers 1905. Le lieu, quoique très isolé, connaissait une fréquentation des sources thermales réputées pour leurs vertus thérapeutiques (« buvez du souffre c’est bon pour vos ulcères ! » disait-on alors). En 1927, le fils de l’inventeur d’une machine à produire des cônes à glace, Merle Bruckman, acquit les terres et entreprit d’y installer les infrastructures pour faire de ce lieu un centre thermal attractif. Il bâtit le grand chalet qui sert encore de maison commune, les premiers logements, une salle de danse, la piscine et l’usine hydroélectrique (dont la turbine de 1930 est encore en fonction aujourd’hui !). Après une fréquentation très prospère dans les années 30, une série d’aléas climatiques destructeurs ajoutée à une perte de popularité de la médecine douce et un usage illégal des sources, amenèrent une lente déliquescence du lieu jusqu’à en faire un site en ruine protégé par un sociopathe armé et entouré de chiens de garde.

En 1977, un jeune ingénieur hippie, Alex Beamer hérita d’une belle somme d’un grand père pétrolier texan qui lui permit d’acquérir cette propriété pour 250 000 $. Il était contre le salariat et proposa à des camarades de venir travailler avec lui, en échange de lieux de vie et de satisfaction des besoins vitaux. Ce sont 12 membres fondateurs qui ont alors remis les installations en état de fonctionnement et ont imaginé une communauté permettant de valoriser les sources d’eau chaude, la majesté de la  nature environnante et l’isolement relatif à proximité des centres urbains.

Depuis les années 80, sous la pression législative de l’état d’Oregon, la communauté s’est constituée en coopérative. Les membres possèdent en commun la propriété. Ils décident ensemble du fonctionnement économique et sociale de la structure. La dette de 25 ans a été remboursée en 2005. Les sources d’eau chaude sont devenues le cœur du centre de retraite et de conférence qui accueille plus de 150 stages par an autour du soin holistique, du développement personnel et spirituel, auxquels s’ajoutent les « retraites personnelles » et les événements organisés par la communauté.

Les infrastructures, près de 100 bâtiments, sont « off the grid », c’est-à-dire autonomes en énergie : alimentées en chauffage par un système de géothermie, en eau par une captation de la rivière, une filtration et un stockage dans un réservoir et en électricité par la centrale hydroélectrique de 42 Kw/h.

Ce qui jadis était vu comme une entreprise désespérée de quelques hippies marginaux au fond d’une forêt est maintenant reconnu comme une entreprise prospère. Le centre fonctionne toute l’année à pleine capacité (les réservations se font 2 à 3 mois à l’avance). C’est l’une des réussites les plus exemplaires dans le milieu communautaire qui soulève l’enthousiasme des visiteurs comme des membres vivant et travaillant ici.

Un modèle économique intégré

La particularité de cette communauté est qu’elle se constitue autour d’une activité économique. Les membres travaillent sur place. Et c’est parce qu’ils travaillent ici qu’ils viennent y habiter, ont le droit de participer au fonctionnement de la communauté et de devenir membre-propriétaire après un an.

Il y a entre 65 et 90 personnes travaillant dans la communauté. Tous les membres-employés sont répartis parmi les 15 équipes en charge du fonctionnement du lieu : cuisine, ménage, maintenance, espace vert, système hydrauliques et géothermiques, administratif, massage, service de crèche, pompiers, … Chaque équipe décide des recrutements la concernant. Elle élit aussi un coordinateur qui la représente dans les réunions de direction et auprès des 3 managers (directeur marketing, directeur financier et directeur marketing). Les 3 directeurs sont eux-mêmes choisis et rendent des comptes à un directoire formé de membres élus dans la communauté. C’est donc une structure peu hiérarchisée, où la souveraineté réside dans la réunion des membres et qui laisse beaucoup d’autonomie à chacun.

Je discute avec Tom Robinson — le directeur marketing et ami de Poki Piottin — qui m’accueille sur les lieux. Il me confie que cette organisation a l’avantage de pouvoir reposer sur des personnes émancipées et le désavantage de devoir gérer des personnes émancipées ! Selon lui, l’art de la direction ici comme ailleurs consiste à veiller à ce que les tensions entre les attitudes servant l’intérêt de la communauté et celles servant plutôt les intérêts égoïstes, mouvements qu’il observe dans chaque équipe et dans tout groupe humain en général, ne portent pas préjudice au fonctionnement du tout.

Comme dans toute organisation humaine, il existe donc des dramas entre les membres. Mais ces conflits peuvent exister publiquement du fait du processus de décision collective et du fonctionnement démocratique directe. Tom me dit que l’important est pour lui de parvenir à isoler le public en quête de calme, de sérénité et d’harmonie de toutes ces tensions inévitables.

Question d’égalité

En tant que coopérative dont les membres sont les propriétaires, la question de l’égalité dans l’organisation du travail est centrale. D’ordinaire, aux États-Unis, les écarts de salaires sont de 1 à 100 entre les extrêmes au sein d’une grande entreprise. Ici les écarts sont de 1 à 1+2/3 ! Il y a seulement deux niveaux de rémunération : le niveau ordinaire payé au salaire minimal environ 1200 $ et le niveau exceptionnel réservé aux 3 managers qui correspond à 2000 $ par mois environ. Pas d’avancement selon l’expérience et pas d’heures supplémentaires. Ici on travaille entre 32 et 40 h par semaine. En plus de cette rémunération, chaque travailleur est logé, nourri, blanchi et détendu dans les sources d’eaux chaudes. La communauté procure aussi un système de garderie pour les enfants et un congé parental complet pour les mères jusqu’à ce que l’enfant puisse marcher !

Bradford, que j’ai rencontré alors qu’il rentrait d’un footing en montagne, travaille dans les cuisines. Il vient du Montana et voulait à la fois travailler dans une cuisine végétarienne et être dans les montagnes. A l’origine employé pour les 6 mois d’été il se verrait bien rester l’hiver car il dit avoir trouver ici les meilleures conditions de travail de sa jeune carrière.

Tom me dit aussi que le spectre d’âge des habitants s’est largement accru depuis quelques années. Il s’étend maintenant de 20 à 75 ans avec quelques enfants en bas âge. Tom remarque que de façon récurrente les enfant vers 6-7 ans semblent avoir besoin d’une socialisation plus large et les familles décident alors souvent de partir vivre ailleurs.

Chaque année, le centre dégage entre 200 000 et 400 000 dollars de profits. Et chaque année une réunion parmi les membres décide soit du réinvestissement soit de la rémunération des propriétaires. Cette année ce seront 23 000 dollars de dividendes qui seront répartis entre 45 propriétaires, soit environ 500 dollars par personne. Il a été décidé que le reste serait, comme toujours depuis prêt de 30 ans, réinvesti dans de gros travaux : la construction de nouvelles maisons pour les travailleurs, un projet de serres chauffées à la géothermie…

J’ai parlé brièvement avec de nombreux jeunes employés qui faisaient la saison, qui était au début de leur parcours d’intégration de la communauté. A chaque fois, il y avait de l’enthousiasme et l’envie de prolonger l’aventure dès que l’opportunité se présenterait. L’égalitarisme communautaire fait donc des émules au pays du néo-libéralisme triomphant.

L’expérience du ressourcement

Tom m’avait prévenu : « Il est parfois dur de mettre des mots sur la magie qui s’opère à Breitenbush ». J’ai eu la chance de vivre deux jours sur place, à m’abreuver de la beauté des lumières à travers la forêt, à dévorer la meilleure nourriture de collectivité que j’aie jamais goûtée — biologique et végétarienne avec des options véganes, copieuse, savoureuse, originale, un délice ! —, à faire l’expérience du corps vibrant dans les sources d’eaux chaudes et saisi dans l’eau glacée de la rivière, à méditer face au flot continu, à jouer avec mes attentes dans le labyrinthe, à découvrir des ruisseaux insoupçonnés et écouter discourir les corbeaux. Le lieu est « déconnecté » des services de téléphone mobile et d’internet. Mais l’expérience vécue est celle de la véritable connexion : la connexion à soi dans le calme et à la beauté environnante si facile à sentir ici. Se retrouver dans les rythmes plus puissants que l’urbanité, le stress et l’activisme, quelle jouissance !

La constitution du mythe

David Rath, l’historien de la communauté, un des fondateurs qui est revenu il y a 8 ans à Breitenbush après avoir élevé ses enfants ailleurs, raconte une anecdote. Dans les année 70, Rosabeth Moss Kanter a écrit un ouvrage intitulé Commitment and community, communes and utopias in sociological perspective (Engagement et communauté, une perspective sociologique sur les communes et les utopies) qui étudiait les facteurs de longévité d’une collectivité humaine. Elle affirmait que la cause première de cohésion était une direction forte (« strong leadership ») parce que cela procurait la vision autour de laquelle se créait le commun.

Ici, la vision commune est exprimée par le credo de la communauté. David raconte comment, à travers le processus de décision par consensus le moindre détails pouvait donner lieu à des discussions et des désaccords animés. Il affirme cependant, qu’un point n’a jamais été discuté parce qu’il était limpide aux yeux de tous les membres : la vision ou le but de cette occupation de la terre. « Une chose à toujours été très claire, parce que la terre ici parle d’elle-même. Il suffit de voir comment les personnes, venant ici dans des périodes difficiles de leur existences, après des pertes ou des ruptures, après une journée dans ce lieu, retrouvent la pleine vivacité de leur humanité. Il suffit de voir la contagion de cette vitalité positive entre les membres et entre les invités, il suffit d’être témoin de la puissance de la terre et de la connexion à la nature ici pour comprendre quelle est la mission de la communauté ».

Servir et protéger cette terre, être pleinement humain, agir en citoyens responsables, servir de modèle économique, social et politique pour d’autres expérimentations égalitaires et respectueuses de la nature, une belle Constitution en somme pour une habitation de la terre !

Damien

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