Voici 2 mois que je suis de retour en France. 2 mois que j’ai troqué les turbulences de fin de voyage pour celles de la reprise de sol. 2 mois pour sentir la distance à ces Amériques qui m’ont nourri pendant plus de 6 mois et tenter un regard rétrospectif. Pas encore à froid. Le voyage te défait longtemps encore après que tu as quitté en apparence sa dynamique euphorique. Je sens le courant travailler en profondeur, tectonique existentielle qui promet encore des séismes. Mais déjà quelques traits saillent. Bilan en forme d’esquisses.
Au-delà des attentes
L’aventure m’apparait rétrospectivement dans une tonalité globale très positive et réjouissante. Il y a eu moins d’obstacles et plus de rencontres inspirantes que tout ce que j’avais pu imaginer. Le corps qui s’adapte avec souplesse à l’effort. L’impression que les événements s’agencent avec une fluidité un peu miraculeuse. Cette surprise répétée face à l’ouverture produite par l’état de voyage qui rend plus spontané, plus courageux, plus authentique. L’activité nomade qui laisse derrière elle les affects négatifs pour ne garder que les souvenirs joyeux comme autant d’étoiles brillantes dans un torrent émotionnel bouillonnant. La production créatrice dans l’écriture et la photographie en dialogue continu avec Aurélien. Et une quantité d’enseignements si grande qu’elle conforte l’idée selon laquelle le philosophe gagne à se mettre à l’école du monde.
Le renforcement de l’engagement écologique
Un des effets les plus notables a été la connexion accrue, plus intense, plus large avec la nature. Le voyage à vélo rend cela facile : tu respires toute la journée, tu deviens sensible à la qualité des éléments, ton corps très présent s’adapte au milieu que tu parcours, tu trouves des refuges pour la nuit et tu te réveilles avec le soleil, tu rends hommage à tes compagnons de bas-côtés… Il y a la beauté quotidienne et la proximité répétée avec des milieux grandioses. Celle-ci amène à la conscience très nette des dommages causés par toutes les pratiques qui nous coupent et nous isolent de ce que Michel Serres appelle la « Biogée » (l’ensemble de la biosphère, les plantes, les animaux, les rochers, les montagnes et les déserts, les plages et l’océan et des relations qui les constituent). Il y a cette immersion dans les écotopies, sanctuaires précieux où tout est organisé autour de la conscience de ces relations naturelles et de leur caractère précieux pour les personnes et les communautés. Et cette conviction que nos cultures occidentales modernes urbaines souffrent d’un Trouble du Déficit de Nature, « Nature Déficit Disorder », qui se marque par toute une série de déconnexions pathologiques aux connaissances du milieu naturel, à soi, aux autres et au monde. Enfin, cette certitude que l’éducation environnementale est une nécessité. Non seulement pour le bien-être des personnes mais surtout pour la pacification de nos rapports avec la Nature et l’inversion des dynamiques destructives qui explosent de toutes parts.
La découverte des extrêmes de la culture américaine
Aller explorer les contrastes et les fractures de la culture américaine était l’une des raisons principales pour avoir choisi de parcourir l’espace américain à la découverte des écotopies. La confrontation avec cette réalité a été encore plus déroutante qu’attendue, et violente parfois. J’aime l’immensité et la force des paysages traversés. J’aime la diversité et la richesse des écosystèmes. J’admire dans cette société l’espace laissé pour la créativité et le soutien à la dynamique inventive. J’ai été emporté par l’euphorie économique et technologique de la Sillicon Valley. J’ai joui des joyaux de l’art dans les grandes villes. J’ai croisé des dizaines de militants et d’acteurs politiques et sociaux agissant pour un monde plus juste, plus respectueux et plus éveillé. J’ai découvert l’émulation d’un dynamisme universitaire pionnier en philosophie environnementale. J’ai été impressionné par l’hospitalité et la générosité qui m’ont été offertes. Et dans le même temps, j’ai assisté à l’ascension d’un fasciste narcissique et sociopathe qui n’était que le symptôme de fractures sociales déjà bien infectées, j’ai courbé l’échine face à la violence de la culture des moteurs, j’ai suffoqué dans la puanteur des fermes industrielles et des raffineries, j’ai eu le cœur déchiré face à la destruction continue des cultures amérindiennes, j’ai observé la révoltante exploitation d’une main d’œuvre immigrée, j’ai découvert, incrédule, le manque d’éducation et de soins des populations déclassées, j’ai côtoyé la violence de l’exploitation de la nature réduite à un stock de ressources sous toutes ses formes.
C’est déchirant. Cela malmène. Et cela interroge sur la possibilité de faire communiquer les parties les plus avancée, créatives, instruites et rayonnantes avec les lourdeurs de la violence et de l’ignorance. Au profit de quels affects et de quelle vision la puissance s’exerce-t-elle ?
Les graines d’espoirs et les modèles exemplaires
L’une des expériences les plus gratifiantes de ce voyage a été la relation pédagogique inédite avec les élèves qui suivaient le périple depuis la France : leur enthousiasme, leur pertinence et leur réceptivité me conforte dans l’idée que l’éducation environnementale trouve dans les jeunes générations un terreau fertile. Contre le fatalisme, l’action est possible. Le pessimisme semble la posture la plus lucide intellectuellement. La vision d’ensemble semble dépeindre le triomphe des forces destructrices. Mais en résistance à ces courants puissants, explosent partout des sources d’expérimentations et de transformations sociales qui sont à l’avant-garde d’une transformation de nos rapports avec la nature. La diversité et la richesse des écotopies, le nombre d’acteurs éclairés et animés d’une énergie débordante pour résister à l’exploitation, à la destruction et au délitement culturel et social relançaient sans cesse l’espoir de transformations possibles et efficaces, à un niveau personnel, local et parfois même institutionnel. Les mauvaises herbes sont décidément très vivaces dans la jungle grise de béton.
Je veux ici exprimer ma gratitude pour tous ceux qui ont aidé, enrichi, rempli de joie ce voyage. Vous tous, les soutiens proches et lointains, les rencontres fugaces et les amitiés nouvelles, un grand merci. Cette aventure a été l’une des plus grandes expériences de liberté de toute mon existence. Liberté dans la puissance à se mouvoir, à penser, à s’émouvoir, à vivre intensément en somme. Liberté dans le sentiment de devenir acteur d’une existence qui fait sens et dans laquelle on se reconnait, liberté dans la sensation de l’ouverture des virtualités et l’expérience de puissance à transformer ce qui est donné d’abord. Liberté enfin dans l’expérience de se sentir fécond pour continuer la route et l’engagement. Comme la rencontre avec une œuvre d’art puissante ou un maître inspirant, ce voyage appelle à l’action. La crise environnementale n’est pas prête à s’apaiser. Et les perspectives pour continuer à témoigner et à agir sont nombreuses : les plus immédiates seront pour moi la réalisation d’une exposition à partir des images et des textes du voyage pour pouvoir partager les découvertes et contribuer à cette éducation qui reconnecte à la Nature, la participation à divers forums de voyages, soirées et rencontres pour présenter le projet et ses enseignements, l’engagement dans un travail de recherche pour mettre au jour l’importance philosophique de ces expériences écotopiques. D’autres, plus lointaines, seront la constitution d’un recueil d’entretiens faisant dialoguer les philosophes français et américains sur les problèmes environnementaux et sans doute le projet d’un nouveau voyage, selon une formule analogue, mais en France et en Europe, à la découverte des écotopies du vieux continent. Atterrir, pour mieux redécoller. Quel bon vent que ce voyage !
Damien
Quelle magnifique aventure et quel projet superbe. Je vous suivais de temps en temps au travers de vos écrits, mais je dois dire que ce texte me fait me rendre compte que j’aurais dû suivre plus attentivement vos périgrinations. C’est superbement rédigé. Je suis spécialisé en communication et vulgarisation scientifique à Montréal, mais aussi en sciences de l’environnement et en éducation relative à l’environnement. D’ailleurs, votre projet pourrait intéresser des gens du Centr’ERE à l’Université du Québec à Montréal. Je vais leu en parler.
Bonjour,
Merci beaucoup pour votre enthousiasme.
Je suis heureux que vous ayez trouvé du plaisir et de l’intérêt à suivre ce voyage. Si les écrits dont il a accouché peuvent susciter, en outre, un dialogue avec l’Université du Québec à Montréal, j’en serai, bien évidemment, ravi.
Merci donc de votre initiative et au plaisir de faire fructifier ces relations transatlantiques !
Amitiés,
Damien
Magnifique cher Damien, quel plaisir de vous rencontrer bientôt à l’UP.
Amitiés
Françoise
Salut Damien,
Encore bravo pour ce partage très inspirant.
Si tu passes par le Costa Rica, fais nous signe.
Amicalement, Damien Loquay (copain de Val) >
Tes mots, comme notre rencontre, m’inspirent et m’accompagnent. Je crois que l’on change le monde en se faisant les artisans d’une nouvelle histoire. Tu en tisses de beaux fils ! Merci pour ça. Bravo. Avec mon amitié.