# Ecotopie : Yerba Santa Goat Dairy, Fromagerie chevrière de Lakeport, Californie

Frank m’a assuré que la route que je voulais prendre était trop dangereuse et qu’il devait me monter au sommet du premier col. Je ne sais toujours pas s’il avait raison mais je n’ai pas cherché à trop faire le puriste. L’argument de la sécurité a tendance à parler quand on a appris que l’un des cyclistes précédemment hébergés par mes hôtes à El Cerrito était mort renversé par une voiture l’année dernière. Par conséquent la transition entre Monan’s Rill et Lakeport fut rapide mais chaude.

Incendie

Je traverse des paysages portant les traces de l’immense incendie ayant exigé l’évacuation de prêt de 200 000 personnes à l’automne dernier. La route est neuve et pour cause : elle a fondu dans le brasier infernal. Alentour des arbres morts, des ruines calcinées et des maisons en train d’être reconstruites. Il n’y a donc plus d’ombre dans cette montée. Et les 35 degrés me font monter en température. La fraîcheur du vent en descente est parmi les sensations des plus douces : plaisir comparatif et intensité relative…

La ferme

La ferme d’Elodie Perrochaud et Javier Salmon se trouve dans une vallée entre des collines dorées à 10 km au nord de Lakeport. L’ambiance ressemble à la Drôme provençale où les arbres fruitiers et la chaleur estivale font rêver de festins juteux et de rafraîchissements glacés.

Elodie et Javier m’accueillent avec grand sourire et des fromages délicieux. Je vais partager la vie de la ferme pour quelques jours. Le terrain et la ferme ont été achetés par Javier et son frère Dani il y a 30 ans. Javier est un personnage, grand et fort, le visage rappelant un rien Fidel Castro, et produit d’un melting-pot sud américain : péruvien et chilien avec des ascendances allemandes et françaises…

Respecter le rythme des chèvres

Elodie et Javier possèdent 80 chèvres, fruits de différents croisements, qui pâturent durant la journée, sont nourries au fourrage le soir et sont traites une fois le matin pour produire du fromage savoureux.

Les deux boucs inséminent les chèvres à l’automne. L’allaitement saisonnier est respecté. Il n’y a donc ni lait, ni fromage durant l’hiver. Les chevreaux sont laissés avec leurs mères jusqu’au sevrage : les mâles sont vendus. Les petites femelles sont soit gardées dans le troupeau soit mises en location chez des pratiquants du rodéo pour entrainer les jeunes enfants à capturer des bêtes avant de réintégrer le troupeau.

Deux chiens complètent le troupeau : 1 Patou placide, Balou, et Yogi, un jeune Berger croisé Border collie, d’une énergie folle, qui est tout fier de courir après le troupeau dans tous les sens.

Elodie me fait visiter la ferme. Elle me raconte un peu le parcours qui l’a amené à s’établir ici. Un père paysan en pays de la Loire, des voyages et du woofing autour de la vingtaine, une expatriation pour apprendre l’anglais en Californie et l’expérience professionnelle qui croisent l’expérience existentielle quand l’amour fourni de bonnes raisons de rester.

Javier a aussi une histoire extraordinaire, avec plusieurs vies dans plusieurs pays avec plusieurs femmes et 3 enfants. Il a 60 ans, cette constance dans la bonne humeur et la tranquillité dans l’affrontement des problèmes qui rassure. Il balade aussi cet humour qui réjouit et « on dirait parfois que c’est lui l’enfant » me dit Elodie quand il joue avec Camilo 7 ans et Aliana, 4 ans.

Elodie mène la maison, les jardins, la traite, et tant d’autres choses d’une main sûre et d’une énergie débordante. La famille Perrochaud-Salmon accueille de nombreux woofers et voyageurs avec une grande chaleur. Elodie reconnait qu’elle n’est pas riche d’argent mais d’une qualité de vie en relation constante avec la terre, créant des amitiés par l’accueil généreux et bienveillant, en fournissant un environnement de qualité pour éduquer ses enfants et dans la satisfaction simple de la création de produits délicieux. Elle mène une vie qu’elle a choisie. Elle me dit qu’elle ne pourrait pas vivre comme sa sœur qui travaille pour une banque en Suisse mais a dû subir le stress et les conditions de travail destructrices. « On choisit ses richesses » me dit-elle. J’aime la formule et son pluralisme ouvert.

Slow food

Javier fait partie de ces fermiers qui ont choisi de rester petit et de travailler en respectant au maximum leurs animaux. Les chèvres ne sont traites qu’une fois par jour et on ne joue pas avec la lumière artificiellement pour tromper les cycles d’allaitements et exploiter au maximum la ressource reproductrice des chèvres comme dans les élevages industriels. Le travail est donc saisonnier comme la production de fromage et les revenus. L’hiver les chèvres ne produisent pas de lait parce qu’elles sont enceintes. Javier et Elodie peuvent donc prendre un peu de repos.

Javier fait des fromages de chèvres depuis 30 ans. Il est parmi les seules fermes à fonctionner avec un si petit troupeau (80 chèvres) et seulement par vente directe sur des marchés locaux. Il participe de ce mouvement très américain : slow food qui essaye, à contre-pied de l’empoisonnement généralisé des fast-foods, de développer une culture de la nourriture. Il promeut la qualité, l’association des aliments à des pratiques de socialisation et surtout une lutte contre la réduction utilitariste de la nourriture à l’apport de nutriments pour un fonctionnement biologique en réintégrant les dimensions écologiques et éthiques de la production et de la consommation de nourriture.

La traite

J’ai aidé comme j’ai pu ! Les chèvres quittent leur enclos de nuit pour la traite le matin. Des graines de céréales et des céréales restant d’une brasserie locale servent de sucrerie et de détente pendant la traite. Elodie m’a montré les étapes : laver les pis avec de l’iode, les sécher, amorcer la venue du lait à la main, activer les tubes à tirer le lait, placer les tubes sur les mamelles pour le gros de la traite, finir la traite à la main, enduire une dernière fois les pis avec de l’iode.

Les chèvres sont traites huit par huit. Les chevrettes accompagnent leurs mères et profitent des graines. C’est aussi le moment privilégié pour observer les comportements, repérer des infections potentielles, traiter les yeux, donner des médicaments à celles qui semblent malades. Ensuite les chèvres regagnent la pâture pour le reste de la journée.

Je me demandais ce que mes amis végans diraient : sans doute qu’il y a domination et exploitation de la chèvre à son insu, privation de liberté dans le parcage ; que la traite ne se fait pas sans désagrément et que la copieuse nourriture donnée ne sert pas seulement la santé de la chèvre mais sa productivité laitière, que donc on ne respecte pas la chèvre comme personne mais qu’on la réduit à une machine à produire du lait. Que, de plus, ce fonctionnement suppose la mort de certains chevreaux mâles qui ne sont ni gardés pour la reproduction ni vendus pour les mêmes fonctions.

Je pense qu’ici plus qu’ailleurs ce raisonnement ne marche pas. Bien sûr, il y a une façon de détourner la fonction première de la production de lait. Mais ce détournement d’une potentialité originelle créant une autre potentialité déterminée par la domestication, l’humanisation et la satisfaction des besoins humains — le phénomène propre de la culture — se fait en transformant les conditions de sécurité, de soins, et d’alimentation. Le respect se trouve dans l’acceptation d’un rythme, dans la nourriture de qualité qui est donnée, dans le terrain qui est donné à paître et qui laisse l’espace pour une vie sociale du troupeau. Il y a donc un travail commun des chèvres et des humains qui valorise la chèvre non seulement comme personne abstraite ayant des droits propres mais comme être réel, avec des affects réels et des besoins réels et qui peut former avec l’homme une communauté qui semble vertueuse. La plupart des chèvres ici ont un prénom et leur caractère, leur histoire et leur fonctionnement au sein du troupeau sont connus. Il me semble difficile de dire en général que ces chèvres souffrent plus que des chèvres sauvages. Elles sont sans doute moins libres. Mais la vie sauvage n’est pas exempte de souffrances non plus. Pendant la traite, les chèvres ne montrent pas de signes de stress. Elodie me dit qu’en revanche quand la personne qui est censé les traire change, qu’elle est moins expérimentée ou elle-même stressée, les chèvres défèquent et urinent dans le lieu de traite. Rien de tout cela ici, les chèvres ont tendance à préférer l’affect « bon grain » à fuir l’affect « être traite ». Et comme dans tout geste artisanal, il y a une façon de toucher les mamelles, de manier les machines et de traire à la main qui est plus ou moins habile, plus ou moins plaisante, plus ou moins productrice de confiance.

Javier officie comme fromager. J’assiste aux différentes étapes depuis la préparation de la cuve jusqu’à la mise en boite et l’étiquetage en passant par la pasteurisation, le refroidissement, la mise en sac ou en moule, l’égouttage … Les fromages frais sont ceux qui se vendent le plus aux USA. Javier les propose nature ou assaisonnés au basilic et à l’ail, au curcuma et au piment de cayenne, ou encore au chile serrano. Le fresco est le fromage frais, affiné quelques jours, et assaisonné ou nature. Depuis cette année, lorsqu’il reste du lait, Javier produit des tomettes au lait cru qu’il laisse affiner 2 mois.

Le marché

J’ai eu la chance d’accompagner Elodie sur le marché de Wittlis, une petite ville du nord de la Californie remplie de hippies et de planteurs de marijuana. C’est un marché paysan qui a lieu tous les mercredis après-midi de 15h à 18h30. Le départ se fait vers 13h15 et Wittlis est à 45 minutes de route. Après l’installation du stand, nous avons le temps d’aller boire un café au troquet du coin. L’ambiance est bon enfant. Un trio joue des chansons folks à tue-tête, dans le parc attenant des dames filent la laine à côté de jongleurs et de yogi-acrobates. Les personnes se reposent sur l’herbe. Une dizaine de stands proposent des légumes, des pâtisseries, de la cuisine vénézuélienne, jamaïcaine et locale, et de l’artisanat divers. Les gens sont heureux de gouter les fromages de Javier et Elodie. Souvent le visage se détend de satisfaction et la qualité gustative extraordinaire ne laisse pas indifférents. Que la qualité soit reconnue et valorisée au point de préférer ces fromages au « cheese food » orange fluo des grandes surfaces n’est pas sans ouvrir une joie teintée d’espoir. Je me rends compte que je n’avais pratiquement jamais été dans un stand au marché : observer comment les gens passent, regardent, s’arrêtent, osent demander ou s’approchent de biais, goutent avec parcimonie ou goulument, choisissent ou s’en vont en remerciant ou gênés est intriguant. Elodie me dit que Javier d’ordinaire vend beaucoup mieux qu’elle sur les marchés : son expérience, son charisme, la figure authentique du fromager, son humour ne sont sans doute pas les moins bonnes stratégies marketing. Wittlis étant relativement riche pour cette région de la Californie le marché produit souvent de bonnes ventes : autour de 300 $. Aujourd’hui était une bonne vente ! Entre les clients, nous discutons avec Elodie des choix de vie, des rencontres qui nous décident à aller habiter au loin, des différences culturelles et des choix à venir concernant notamment l’éducation de Camilo et d’Aliana.

Au retour, les fromagers étaient fatigués. Les enfants eux avaient encore une énergie débordante. Javier me dit : « quand ils ne sont pas là ils nous manquent, et quand ils sont là ils nous fatiguent » – éclat de rire, le paradoxe des enfants est sans doute largement partagé sur cette planète !

Merci à toute la famille pour cet accueil plein de vie !

Damien

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