Carolyn Merchant
J’ai séjourné à San Francisco plus longtemps que prévu. Le voyage produit souvent la surprise. Mais quand les rencontres dépassent les attentes en intensité et en enseignements, il y a une grande joie à avoir attendu sans trop savoir pourquoi.
Vendredi, Carolyn Merchant répond à mes mails et messages que je lui laissais depuis une bonne semaine. Je ne pensais pas pouvoir la rencontrer et voilà qu’elle propose que je vienne chez elle pour discuter le lendemain ! La joie d’entrevoir possible une situation dont on avait accepté qu’elle n’advienne jamais, est intense.
Je descends d’El Cerrito. C.M. habite la même maison depuis 35 ans qu’elle enseigne à Berkeley. Une vieille dame m’accueille avec un grand sourire et en pyjama. La simplicité et la spontanéité de ce qui en France et parfois si hiérarchisé, comme les relations profs-étudiants, me régalent.
Très vite la discussion s’engage sur l’éthique du partenariat avec la nature que Carolyn Merchant développe depuis quelques années. Je l’interroge sur les filiations philosophiques de cette notion en pointant notamment comment Habermas, en 68, dans un texte intitulé « La technique et la science comme idéologie » pointait déjà l’alternative entre une nature objet que l’on connait, contrôle et domine par la rationalité instrumentale et une nature partenaire avec qui l’on doit communiquer pour composer la possibilité d’une vie en commun. Elle reconnait dans la dialectique du jeune Marx une source d’inspiration mais insiste surtout sur la façon d’appliquer cela à des problèmes contemporains à partir d’un positionnement personnel athée, féministe et socialiste, audible aussi dans le contexte philosophique américain qui apprécie les positionnements éthiques.
Selon elle ce qui oblige à changer nos conceptions de la nature est le constat de phénomènes si complexes qu’ils en deviennent imprévisibles même pour une puissance de calcul infini… Les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les feux, les inondations ne peuvent être prévus que de façon probabiliste et non mécaniste…
Fière de partager son travail, elle a tendance à répondre à mes questions en me disant : « Il y a tout un chapitre là-dessus dans ce livre ! ». Du travail en perspective !
Je l’interroge sur le choix du fondement scientifique pour justifier des principes ou des orientations éthiques, alors même que l’idée de partenariat avec une nature plus grande que nous rejoint assez naturellement l’idée de transcendance, l’idée d’une nature vivante, animée, spirituelle… Comment se fait le passage de l’un à l’autre ? Y a-t-il continuité ?
Elle me répond par un parcours et un engagement personnel : « Je suis athée. C’est pour cela que j’ai développé la réflexion à partir de la rationalité scientifique et de l’histoire des sciences. Mais d’autres peuvent avoir d’autres points de départ pour arriver aux mêmes normes ». Elle se définit comme une éco-féministe socialiste. Elle incarne donc cette tendance pluraliste des USA qui en défendant des positions politiques gardent comme principes directeurs la tolérance et la discussion entre les choix de principes. Elle reconnait cependant la proximité des résultats avec des positions d’inspirations religieuses, comme celles issues des spiritualités des native americans. Et semble même prête à reconnaitre un usage possible des pratiques spirituelles pour transformer les affects et créer ces expériences d’interconnexions avec la nature.
Dans ces cours elle fait des jeux de rôle où les étudiants sont censés incarner différentes positions éthiques et en particuliers les 3 courants principaux : egocentrisme, homocentrisme, partnership ethics. Elle met en œuvre alors quelque chose de très proche de ce que Bruno Latour appelle de ses vœux comme « parlement des choses », en donnant la parole à différents acteurs de la nature entrant ainsi dans une discussion possible. Si le problème porte sur un bassin versant : les rivières, les saumons, les forêts, auront une voix discutant avec les communautés et les intérêts humains. Comme examen, elle demande à chacun de ses élèves de rédiger leur éthique environnementale.
Elle parle de politique librement et avec véhémence : « Mon féminisme l’emporte sur mon socialisme » dit-elle pour justifier son soutien à Hilary Clinton au moment où la Californie doit se prononcer dans la primaire démocrate.
La rencontre est vraiment riche et plaisante. Une nouvelle fois, la différence culturelle et la fréquentation de longs compagnons de route de la réflexion environnementale interrogent en même temps qu’elles stimulent.
En partant, Carolyn me répète son slogan : « Et n’oublie pas : des panneaux solaires sur tous les toits, des vélos dans tous les garages et des légumes dans tous les jardins ». Elle me montre son installation de panneaux solaires et me parle de son fils David Ittlis qui vit à Salt Lake City, qui publie Cycling Utah et était coureur cycliste avant de se faire renverser par une bagnole… Elle m’invite aussi à rencontrer Jennifer Wells, en laissant entendre que nous aurions sans doute des choses à partager.
Jennifer Wells
Je flânais dans les coursives du festival du livre de Berkeley et les stands du marché paysan quand Jennifer Wells me propose de nous retrouver à San Francisco.
En fin d’après-midi je la rejoins à l’entrée du Golden Gate Park et nous partons pour une longue marche.
Jennifer a réalisée sa thèse en co-tutelle entre le département des sciences environnementales de UC Berkeley et l’université Paris Sorbonne, sous la co-direction de Carolyn Merchant et Catherine Larrère. Après sa soutenance en 2009, elle est rentrée en Californie et enseigne maintenant au CIIS (Califonian Institute for Integral Studies).
Nous discutons, légers, portés par le rythme de la marche. Jennifer est une francophile joyeuse. Elle me raconte son arrivée à Montpellier, ses séjours en France, ses voyages à vélo notamment avec l’altertour, cette association qui relaie les alternatives à vélo, sa découverte récente de Pièce et Main d’oeuvre, le collectif grenoblois qui milite pour une réflexion éthique associée au développement des nanotechnologies. « Il y a dû avoir une erreur cosmique parce que je ne suis évidemment pas américaine. J’ai passé 2 mois en France entre la conférence sur l’anthropocène et la COP 21 cet hiver. Je m’y suis senti chez mois immédiatement ».
Elle était visiblement très contente de pouvoir partager un peu de son San Francisco avec un français avec qui elle partage un pied dans la philososphie environnementale, des professeurs en commun, une admination partagée pour Ruth Stegasi et l’émission Planète terre sur France Culture, les voyages à vélo à la rencontre d’activistes environnementaux et d’écovillages…
Kent son compagnon nous rejoint pour déguster un curry dans un restaurant thailandais sur Haight Street, l’ancienne rue des musiciens fameux des années 70, aujourd’hui réduite à un lieu touristique ressuscité carricaturalement ! Puis elle m’emmène chez d’autres amis francophiles pour déguster un gateau au chocolat végan et du vin californien. Je découvre que Kent et elle ont des amis qui habitent à Monan’s Rill, ma prochaine destination !
Décidément, j’ai bien fait d’attendre un peu à San Francisco !
Damien
Une réflexion sur “# Dernier jour à San Francisco : Rencontres philosophiques”