Entretiens, la suite : philosophie environnementale et humanisme…
A.: La question du rapport de l’Ecotopia de Callenbach à l’humanisme est aussi plus large et vise le rapport entre « philosophie de l’environnement » et « humanisme ». Car, lors de nos entretiens en amont du projet, tu m’as souvent dit qu’un aspect important de la philosophie environnementale était sa critique d’un anthropocentrisme qui structurerait nos conceptions de la nature.
- Critique qui peut aller jusqu’au rejet des notions mêmes de « nature » et d’ « environnement », en ce sens qu’elles reproduiraient un anthropocentrisme reléguant la « nature » à l’extériorité et finalement au rang de décor périphérique environnant – rejet qui pose d’ailleurs le problème de savoir comment appeler cette philosophie (de « l’environnement » ? de « la nature » ? de « quoi » ?) si ces termes sont rendus caducs par un anthropocentrisme constitutif… mais peut-être nous faut-il « d’abord apprendre à exister dans ce qui n’a pas de nom » comme le disait Heidegger dans… sa Lettre sur l’humanisme ?
- Critique qui parcourt la réflexion éthique de cette philosophie puisque les « éthiques de la terre » se demandent si les concepts traditionnels de l’éthique (celui de « personne » par exemple) n’enferment pas celle-ci dans ce même anthropocentrisme.
- Critique qui s’insinue jusque dans la méthode puisque le « décentrement critique » qu’opère l’exercice de la rationalité est ici poussé à la limite comme critique de l’anthropocentrisme.
Si la critique de l’anthropocentrisme est un pôle aimantant la philosophie environnementale c’est dans la mesure, semble-t-il, où celui-ci empêcherait tout rapport aux non-humains (écosystèmes, plantes, animaux, terre, « nature » en général) qui ne soit pas de maîtrise, de possession, de domination. Or cette critique d’une place centrale que l’homme s’arrogerait a pu (peut) être comprise comme une critique de l’ « humanisme », si tant est que l’humanisme soit cette pensée qui met l’homme en son humanitas au centre. Et cette critique de l’anthropocentrisme en tant que critique de l’humanisme peut laisser libre cours à différentes réactions et différentes tactiques.
Il y a tout d’abord la tactique Luc Ferry qui consiste grosso modo à poser l’équation : « écologisme » = critique de l’anthropocentrisme (« le coeur du diagnostic [étant] : la modernité anthropocentriste est un total désastre », Le nouvel ordre écologique, p. 37), et, critique écologiste de l’anthropocentrisme = antihumanisme. On va ensuite plus loin puisque cet antihumanisme qui est ici identiquement un anti-modernisme et un anti-Lumières offrirait pour Ferry un rapprochement avec le nazisme, de sorte que les critiques « écologistes » de l’anthropocentrisme-humanisme abriteraient la possibilité d’un « écofascisme ». On pourrait s’arrêter là et dire que l’ouvrage de Ferry est polémique et idéologique, bref de mauvaise foi, et qu’ainsi il ne poserait pas de réels problèmes philosophiques. Mais l’objection mérite d’être discutée, J.B. Callicott, que tu as rencontré, en prend acte en tout cas : selon lui, « le problème de l’écofascisme » serait l’objection « la plus sérieuse et la plus gênante élevée contre l’éthique de la terre par les philosophes professionnels. » (Ethique de la terre, p. 146)
Je garde ici quelques questions simples : de par leur critique d’un anthropocentrisme structurant notre pensée, les « philosophies environnementales » rejettent-elles « l’humanisme » ? Et, d’abord et surtout, peux-tu affiner : qu’est-ce que cet « anthropocentrisme » ? En quoi est-il problématique ? D’où provient-il, s’agit-il d’un anthropocentrisme propre à la modernité, à la tradition occidentale en général, etc. ? Comment, selon la philosophie environnementale, imprègne-t-il nos concepts ?
D.: L’anthropocentrisme est l’habitude psychologique qui consiste à considérer l’espèce à laquelle on appartient comme nécessairement supérieure et à prendre les normes de cette espèce comme le modèle prévalent pour penser notre rapport au monde. L’anthropocentrisme est à l’ensemble des êtres, ce que l’égocentrisme est à l’ensemble des personnes, ou l’ethnocentrisme à l’ensemble des cultures. Toutes ces habitudes relèvent de cette grande stratégie de l’ego qui considère que le Moi prime et vaut mieux que tout Autre. Il partage avec tous les -centrismes le glissement qui consiste à inférer à partir d’une appartenance, une préséance (cela doit venir d’abord) et une supériorité (c’est évidemment mieux).
Les mécanismes de l’anthropocentrisme sont récurrents : 1- considérer ce à quoi on s’identifie (l’humanité) comme premier axiologiquement (l’humanité à plus de valeur que les autres espèces) 2- prendre les normes auxquelles on s’identifie comme premières, supérieures et devant être normatives pour tous (par exemple, l’intelligence humaine serait nécessairement supérieure à toutes les autres formes de pensées animales) 3- consolider cette appartenance-identification par tout un ensemble de stratégies de défense qui font dénigrer toute altérité (dégout, rejet, dénigrement, …).
Je pense qu’on peut distinguer avec Callicott un anthropocentrisme ontologique et un anthropocentrisme éthique. Le premier consiste à concevoir une rupture dans l’être entre l’humanité et les autres êtres (autres animaux, autres vivants, autres choses,…). Le modèle classique de cette anthropocentrisme est la vision pré-darwinienne, qui a une belle expression chez Plotin ou Thomas d’Aquin, de l’homme sous Dieu mais directement liée à lui et au-dessus de toute la création… Donc comme un entre-deux entre le créateur et les créatures tout en étant lui-même une créature.
L’anthropocentrisme éthique serait celui qui consiste à limiter la communauté morale aux êtres humains (à l’exclusion des plantes, des animaux, des écosystèmes) parce que seuls les humains seraient porteurs des qualités dignes d’en faire des agents moraux (la Raison, la liberté, la volonté…). Un symptôme manifeste de cet anthropocentrisme éthique est ce que les défenseurs des animaux appellent « spécisme » : on applique aux autres espèces ce que l’on interdit pour les humains. Par exemple on interdit le meurtre ou l’assassinat des humains, mais on va le valoriser dans la chasse ou l’abattage. On interdit l’instrumentalisation médicale sur les humains, mais on va la valoriser comme utile ou nécessaire sur les animaux.
Le fond de l’anthropocentrisme est un raisonnement de type utilitariste qui fait primer l’intérêt de la communauté humaine sur toutes les autres communautés : par exemple on va éradiquer des moustiques parce qu’ils sont porteurs de maladies qui rendent les hommes malades.
Ces 2 anthropocentrismes sont mis à mal dans la philosophie de l’environnement qui agit donc comme un décentrement. Les problèmes rencontrés sont alors analogues aux problèmes posés par les décentrements psychologiques (Est-il possible d’accéder à Autrui sans projeter sur lui mes propres représentations égotiques ?) ou ethnographiques (Comment interagir avec une autre culture ? Est-il possible de neutraliser notre tendance normative éthnocentrée ? Qu’est-ce qui peut circuler entre des cultures différentes ?). En somme : comment accéder à l’Altérité ?
Cet anthropocentrisme a été mis à mal par toute la biologie depuis le 19e siècle qui a sans cesse montré l’appartenance de l’espèce humaine à une évolution biologique continue.
La seconde tactique sera vraisemblablement celle de beaucoup de philosophes environnementaux. Elle consisterait à dire : « parce que nous faisons du souci de la « nature » un souci fondamental contre une arrogance historique de l’homme à son égard, vous pensez que nous délaissons l’homme. Or il n’est en rien. Ce souci de la nature nous met en capacité de redonner un sens au mot « humanisme ». En rééquilibrant le rapport Homme/Nature, en passant d’un rapport unilatéral où l’homme se pensait maître à un rapport équilibré où l’homme se fait partenaire, nous ne faisons rien d’autre que reprendre à nouveau frais le souci de l’homme. Aussi, dans ce nouveau rapport à la nature rendons-nous l’homme humain, nous le réinstaurons dans son humanité. En allant contre la nature en effet, en se définissant contre la nature, l’homme en est arrivé à aller contre lui-même : aujourd’hui, avec le changement climatique et la crise environnementale, ce sont les conditions d’existence mêmes de l’homme qui sont en péril. Dans notre effort pour penser un rapport ajusté de l’homme à la nature se trouve donc en premier lieu le souci de l’homme. Notre philosophie est un humanisme. »
Les questions sont ici celles-ci : comment ne pas retrouver dans ce genre d’ambition humaniste le cadre anthropocentrique qui était l’objet de la critique ? Que serait un humanisme non anthropocentré ? Quel en sera le but et le fondement, le mode et les moyens de réalisations ? Quelle serait l’humanitas dans laquelle on réinstaurerait l’homme ?
Cette tendance est celle qui consiste à pluraliser le concept d’humanité. Il y aurait bien un humanisme environnemental au sens d’une croyance dans le pouvoir au sein de l’humain de n’être pas condamné à toujours errer dans le pitoyable spectacle qu’il nous offre, de faire triompher certains affects (d’ouverture, de solidarité ouverte, d’amour, de création) plutôt que d’autres (de clôture, de haine, de domination et de violence destructrice).
La stratégie serait alors de repositionner l’homme comme espèce parmi d’autres, au sein d’autres merveilles de la nature qu’une pathologie ego-centrée l’empêcherait de voir, de sentir,… L’humanité coupée des relations écosystémiques serait comme l’individu narcissique obsédé par lui-même au point d’être incapable d’entrer en relation, d’écouter, de découvrir l’autre.
Cet humanisme me semble très différent de l’humanisme anthropocentré moderne. On passe d’une humanitas obsédée par sa singularité ou sa différence spécifique, à une humanitas riche de nouvelles connexions avec ce qui constitue les conditions de son existence. De ce point de vue, l’idée de nombreuses philosophies de l’environnement serait qu’il s’agit de retrouver une humanité non amputée de ses relations écosystémiques avec les multitudes d’autres modes d’être que l’humain. Le fondement de cet humanisme écosystémique est souvent une réforme au niveau ontologique (les humains sont avant tout des êtres en relation) et une réforme éthique (il convient de retrouver un sens élargi de ce qui a une valeur au-delà de la réduction utilitariste anthropocentrée : n’aurait une valeur que ce qui sert les intérêts humains). La stratégie argumentative la plus efficace consiste à inverser la charge de la preuve en montrant qu’il faut prouver la supériorité de l’isolement de l’humanité du reste des espèces et non le contraire, et à présupposer donc comme premier l’intrication et la communauté que la biologie au sens large par exemple ne cesse de réaffirmer depuis Darwin, mais que des expériences comme l’expérience esthétique ou mystique permettrait aussi d’atteindre de façon ponctuelle. Une des cibles de ce nouvel humanisme est le mode de vie exclusivement urbain et consumériste qui nous coupe de toute la prodigieuse effervescence créatrice de la nature, et est, du point de vue du rapport aux conditions élémentaires de notre survie, une expérience appauvrie ou réduite. Il s’agirait donc, pour réaliser ou implémenter cet humanisme élargi, de produire des expériences où la réduction de notre expérience aux seules catégories de l’humain explose et de promouvoir des expériences qui laissent réapparaître les liens existants avec l’air, la terre, l’eau, les animaux, les plantes, Gaïa… Je dirais donc que ce ne serait plus une humanité sanctuarisée entre dieu et le reste des créatures, mais une humanité nodale qui participe à la nature plus qu’elle ne s’en distingue et qui se met à son écoute plus qu’elle ne prétend la dominer ou l’améliorer.
→ Entretiens (2) : Écotopie, Chiendent et Humanisme…