Entretiens, la suite…
A.: Nous avons vu le rapport que l’on pouvait tisser entre l’Ecotopia de Callenbach et l’Utopia de More, rapport qui nous permet de saisir comment l’ouvrage environnementaliste de Callenbach s’inscrit dans une tradition de philosophie politique. (Entretien 1)
Cela nous a permis aussi de poser le problème de la relation des écotopies aux utopies écologistes, et précisément d’en arriver au dernier Callenbach, celui qui t’intéresse tout particulièrement : celui qui assiste à la dissémination de certaines dimensions d’Ecotopia dans le réel. Dans le passage que tu cites, Callenbach emploie, pour désigner les prémices d’un changement « écologiste » de la société, la métaphore des « herbes » : comme s’il se rendait compte qu’avec son Ecotopia il avait semé à tous vents et qu’il constatait maintenant, au gré de cette dissémination, une activité germinative souterraine. Les initiatives écotopiennes sont ces « herbes ». Ces herbes, ces initiatives « écologiques », ne prendront racine et véritablement le champ qu’à la condition que le peuple en prenne soin, les cultive.
Pour filer la métaphore végétale, je dirais que ce qui t’intéresse dans le concept d’ « écotopie », ce qui ressort dans la façon dont tu te l’appropries, c’est moins l’essaimage par graines que la multiplication végétative par rhizome : il s’agit pour toi de savoir « comment un système global peut se constituer à partir de lieux (topoi) […] minoritaires », de voir comment ces lieux (les écotopies) « tissent entre eux un réseau de métamorphose sociale radicale » (cf. Intentions), idée de réseau que la ligne verte que trace ton parcours voudrait rendre sensible. Tes « herbes » dirais-je, c’est le chiendent, cette herbacée rhizomateuse « invasive », colonisatrice que rien ou presque n’arrête. D’où aussi, je crois, ta métaphore (et tes photographies) de ces herbacées qui, partant de la marge, des bas-côtés, rognent insensiblement mais sûrement le macadam…en passant par-dessous. Le chiendent sait aussi prendre la route. Or cette métaphore et ces images pourraient aussi nous dire une façon de concevoir non seulement les écotopies mais aussi la nature… Les herbes ne sont pas l’arbre, le rhizome n’est pas racine. D’un côté, l’horizontalité, l’absence de hiérarchie, de centre, le multiple, la connectivité, le nomadisme, de l’autre, la verticalité, la hiérarchie, l’un, la fixité… Deux façons, en somme, de concevoir la nature vivante. Quand Callenbach fait un parallèle entre les écotopies, « « herbes » sociales », et « les herbes biologiques», il fait un parallèle entre celles-là et la nature vivante, comme si celle-ci offrait, plus qu’une image éclairante sur la façon dont les écotopies « poussent » ou « percent », un modèle (dont il faudrait interroger la « nature » : modèle d’intelligibilité ? logique ? normatif ? d’organisation ? etc.). Aussi la distance du rapport, de la métaphore ou de la simple comparaison s’efface-t-elle dans la dernière phrase que tu cites : « En un mot, nous gèrerons nos vies comme des Écotopiens, à nos échelles, et pour finir, nous transformerons le paysage chaotique du « capitalisme finissant » en un nouveau jeu d’écosystèmes sociaux capables d’une survie équilibrée sur le long terme. »
Fais-tu, comme Callenbach, un parallèle ou un lien (et de quelle nature ?) entre la façon dont les écotopies s’organisent, tissent entre elles un réseau social (voire politique) et un modèle « naturel » ? Le modèle rhizomatique Deleuze-Guattari tient-il une place dans ta pensée et laquelle ?
D.: Ta remarque concernant le « chiendent » est d’autant plus pertinente que chez Callenbach, le terme choisi pour imager le développement des écotopies est « weed » qui désignerait chez nous « la mauvaise herbe », toute chargée de sa négativité, de son inutilité et de sa nuisance.
Le modèle de l’herbe est d’abord un modèle d’intelligibilité d’une vitalité dans les marges ou les minorités. Ensuite vient en effet l’idée d’un modèle logique permettant de penser autre chose qu’une unité substantielle (un concept avec des attributs stables définissant a priori une catégorie). Cela permet de concevoir la multiplicité associée à une organisation du champ politique non pas selon un principe hiérarchique vertical (l’Etat) mais selon une horizontalité qui constitue ses normes à mesure que les relations plurielles qui la forment se reconfigurent. Et ici on retrouve très précisément le modèle rhizomatique de Deleuze-Guattari, comme alternative à une structuration verticale et centralisée du champ politique. Il se trouve qu’ils ont choisi le modèle du « rhizome », donc de la nature, pour penser le rapport entre l’unité et la multiplicité, et en particulier l’organisation du politique (alors même que le champ politique ne prétend depuis la modernité se fonder que sur des conventions sociales, morales et politiques donc proprement humaines). C’est un retournement intéressant, qui montre comment on peut pluraliser les modèles d’organisations.
J’avais des réticences à employer le terme parce que, par lui-même, le concept d’unité rhizomatique est obscur si l’on ne connait pas sa signification chez Deleuze-Guattari, et même si on la connait, la tentative de penser la primauté de la multiplicité sur l’unité (contre toute la tradition occidentale qui pense l’unité comme première et la multiplicité comme découlant d’une façon ou d’une autre de l’unité) va à l’encontre d’une habitude de pensée très forte, n’est pas forcément très claire, et enfin parce que les rhizomes sont mis à toutes les sauces dans les sciences sociales et souvent comme boite à outils non-interrogée.
Mais ce concept me plait particulièrement comme modèle logique de dépassement de l’unité substantielle classique. Il me semble plus intéressant que les « airs de famille » de Wittgenstein (des ressemblances de proche en proche qui forment au final un cercle commun), parce que Wittgenstein pose la primauté des individus alors que je pense qu’il faut poser la primauté des relations et la multiplicité rhizomique n’est rien d’autre qu’un modèle dynamique de relations. De plus, ce concept peut être interprété comme une tentative pour dépasser la tendance d’une rationalisation dichotomique, binaire, obsédée par l’unité. C’est comme une détermination de la durée bergsonienne qui se présentait déjà dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience comme « multiplicité hétérogène » (une continuité de transformations mais dont on ne sait pas encore quelle est sa détermination concrète) en l’appliquant au champ politique. Et cela me plait aussi.
L’organisation rhizomatique des écotopies, qui veut être saisie autrement que comme conséquence d’un principe de pouvoir unificateur mais aussi autrement que comme éclatement et isolement locaux, a ses normes propres (par exemple l’adaptation au lieu propre, la démocratie directe, le consensus, la non-violence, la fédération des expertises, etc.). Mais je ne crois pas qu’on puisse déduire ces normes du modèle rhizomatique « naturel » sans faire une pétition de principe.
« Beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe beaucoup plus qu’un arbre »
Deleuze-Guattari, Mille Plateaux, Editions de Minuit, p. 24
A.: Revenons au rapport Utopia / Ecotopia. Car il y a un point que je n’ai pas mentionné et qui me semble digne d’intérêt : l’Utopia de More est un ouvrage emblématique de la tradition « humaniste ». More est un « humaniste », au sens strict : il est une figure de ce mouvement de la Renaissance. Il s’agit pour l’humanisme de relever la dignité humaine, de développer les qualités de l’homme ou qualités proprement humaines, bref de veiller à ce que l’homme soit « humain » (plutôt que « barbare »), à l’instaurer dans son « humanité », c’est-à-dire dans son essence (ce qui se fera concrètement, grosso modo, par l’appropriation ou redécouverte de la littérature gréco-latine, une réflexion pédagogique et une théologie originale, un réformisme politique plutôt qu’une tendance révolutionnaire). De là, on a appelé « humanisme » tout système d’idée ou toute philosophie dont la réflexion était centrée sur l’homme (sur sa destinée, sa situation dans l’univers, etc.). Ainsi, puisque rapport il y a entre l’Ecotopia de Callenbach et l’Utopia de More, cette inscription ou relation vaut-elle aussi comme reprise des idéaux humanistes (au sens large) ?
D.: Je dirais pour compléter ton tableau de l’humanisme que le concept central pour trouver cette « humanité », c’est l’universel. En effet, c’est l’universalité qui permet d’unifier l’humanité au-delà des groupes sociaux, tribaux, nationaux fermés. Et cette ouverture se trouve dans une culture qui peut circuler à travers les âges et les pays (d’où l’importance de la culture greco-latine qui jouait se rôle de culture universelle). J’ajouterai enfin que c’est parce qu’il y avait cette conscience d’une universalité humaine, par-delà le village, la tribu, la nation, que les grands humanistes ont pu être comme Montaigne, les premiers critiques de la domination coloniale qui, ou bien ne voyait que des chocs entre cultures radicalement incommensurables, ou bien, et c’est pire encore, instrumentalisait l’universel pour en faire le moyen d’imposition d’une culture unique (la leur !). Donc l’universel de l’humanisme n’est pas synonyme d’imposition d’une monoculture hégémonique.
Il est clair que chez Callenbach, on ne retrouve pas les traits de l’humanisme classique. De façon symptomatique, les types d’unités considérées sont les Ecotopiens vs les Américains. Et l’ouverture vers l’universel pour accéder à l’humanité comme tout, n’est pas envisagé explicitement. L’éducation suit plutôt les principes pragmatistes (à la Dewey) d’une adaptation maximum aux particularités subjectives pour développer les compétences particulières plutôt que le fait de se hisser et de se glisser dans une culture qui excède les subjectivités particulières. En matière politique, Callenbach me semble plus proche des tendances anarchistes révolutionnaires que des réformes mobilisant les instances déjà existantes. Et en matière théologique, Callenbach dépeint quelque chose qui ressemble à un paganisme new-age, une forme de religiosité allant à la fois du côté de la mystique dans un rapport direct à la nature et du côté de la ritualité brute (parce que non domestiquée ou contrôlée par une institution).
Cependant on retrouve une autre dimension de l’humanisme utopiste classique qui est l’ambivalence dans le rapport à cette l’humanité : la défiance vis-à-vis de ses contemporains d’un côté, et en même temps d’un autre côté l’espoir dans une autre humanité qui réaliserait des potentialités plus harmonieuses, plus pacifiques, plus éclairées que le ramassis de misère, de frustrations, de peurs et de violence que nous offre l’actualité. L’humanisme est souvent une foi dans une alter-humanitas !
Donc Callenbach est trop américain new-age pour être une résurgence de l’humanisme classique. Mais il partage ce principe commun avec l’humanisme : la croyance dans la possibilité de faire triompher des potentialités d’universalité qui ouvrent les relations au-delà des clôtures locales, pour constituer une communauté de l’humanité comme multivers.
[Suite à venir…]