Green River n’est pas seulement au milieu de nulle part. C’est aussi le milieu de mon voyage. Un village peu reluisant, 1000 habitants, dans le désert du Sud de l’Utah. Ici, il y a 2 habitants au kilomètre carré et si peu d’eau que la rencontre des voies de circulations (voie ferrée, autoroute) et de la rivière a enfanté un lieu d’habitation. Certes l’environnement est hostile. Certes le fait d’être un « non-lieu », structuré autour du passage et non de la constitution d’un lien social organique, marque les bâtiments et les mentalités. La vie est dure pour ceux qui restent dans ce lieu où tout passe trop vite.


5000 km parcourus depuis Miami ; seuil symbolique à partir duquel le guidage téléologique devient de plus en plus sensible. Pourtant, l’effort a été dilué dans tant de rencontres, de découvertes, d’étapes réconfortantes et de beautés que la distance semble presque légère. Pas d’accident. Pas de blessure majeure. Pas d’avarie sur le matériel. La quinzaine d’écotopies visitées en chemin m’a confirmé combien les États-Unis sont une terre d’extrêmes. L’écart entre la tendance à embrasser pleinement un système de destruction de la nature et la tendance à créer radicalement les conditions d’une communauté respectueuse avec elle est souvent vertigineux. La difficulté à composer des communautés qui fonctionnent de manière fluide et durablement est un autre enseignement de cette première moitié de voyage, tout comme l’importance primordiale du rapport écosystémique à une nourriture de qualité, appréciée dans toutes ses dimensions (nutritives, gustatives, économiques, morales, spirituelles…). J’ai aussi reçu des leçons magnifiques d’hospitalité, de générosité, de confiance et de joie partagée. Quelque chose peut circuler entre les cultures…


Je me suis reposé ici. 15 jours de résidence créatrice à l’Epicenter, une organisation à but non-lucratif qui fait de l’aide au développement dans cette zone rurale. Un de leurs programmes consiste à organiser des résidences d’artistes pour développer une activité culturelle au sein de ce territoire. Nous avions postulé avec Hannah. Nous avons été retenus. Nous avons essayé d’écouter le lieu le plus possible pour comprendre comment fonctionne la vie dans un petit village non-lieu de l’Ouest américain. Nous avons erré et beaucoup échangé. Nous avons fouillé dans les archives. Nous avons choisi un lieu désaffecté, un ancien camp militaire de tentes, attaché à la base de lancement de missiles qui a sévi ici de 1965 à 1974, dont il ne reste que 56 socles en béton d’excellente qualité. Nous avons joué avec l’orientation, le rythme du quadrillage, la texture du béton, les déchets trouvés alentour. Nous avons essayé d’amplifier ce lieu pour lui redonner vie et en faire, le temps d’une soirée, un lieu d’habitation à travers l’expérience esthétique. Un beau projet a vu le jour, entre philosophie et architecture, plâtre et musique, installation et performance : on l’a appelé « Une chambre pour les vivants ». Et l’on était bien autour du feu, au milieu de fantômes et du vent, bien vivants.
Je repars plein d’énergie, tout vibrant de l’effervescence créatrice pour traverser les déserts vers la Californie. Je repars sous le « big sky » pour éprouver ces espaces où l’homme n’essaie pas longtemps de s’accrocher à une terre qui le dépasse de toute part. Je laisse derrière moi cet oasis fantomatique qui résiste au désert, à l’exploitation et à la fuite, et où des personnes courageuses et créatives tentent d’aménager un lieu pour habiter, un peu mieux, avec un peu plus de justice et d’égalité, avec un peu plus de beauté et de douceur au milieu du désert. Merci à vous tous, amis d’Epicenter.
Damien


























