# D’une rive, l’autre : Rencontre avec John Baird Callicott, philosophe environnemental

J’ai été invité par Baird Callicott à venir le rencontrer à Memphis, sa ville natale, la ville aussi où il a décidé de s’installer maintenant qu’il a pris sa retraite de l’Université North-Texas de Denton. Le Memphis qu’il m’a fait découvrir est habité par le Mississippi, la présence de son père, le peintre Burton Callicott, le deep south blues et la lutte pour l’égalité des droits de la population afro-américaine.

La générosité

Je me suis demandé si un professeur d’Université en France aurait proposé à un étudiant américain inconnu, traversant la France à vélo pour rencontrer des écotopies, de venir le trouver chez lui, de le loger, de l’inviter pour les repas, de lui permettre de rencontrer à la fois des collègues universitaires et des activistes, de l’orienter vers les lieux névralgiques pour accéder, en peu de temps, à ce mélange de culture et d’histoire qui constitue l’esprit qui habite sa ville.

Sans doute ma triple étrangeté : celle de mon lieu d’origine, celle de mon mode de déplacement et celle de mon exploration de la minorité écologiste a-t-elle permis d’attirer l’attention. Sans doute, le mouvement qui me porte vers les gens paraît-il suffisamment construit et volontaire pour créer une sympathie foncière. Sans doute, mon statut de témoin fugace, me permet-il d’échapper aux mises aux formats ordinaires du jeu social, qui suppose positionnement dans un champ, stratégies et souvent compétition d’égos.

Il n’en demeure pas moins que la simplicité et la générosité dont Baird a fait preuve, me semblent si extraordinaires qu’un profond sentiment de gratitude enrobé de quelques étincelles d’euphorie ne me quitte pas.

La rencontre avec une figure majeure de la philosophie environnementale

En exagérant un peu, on peut dire que rencontrer Baird Callicott pour un jeune philosophe de l’environnement, c’est un peu comme rencontrer Zidane pour un jeune footballeur, ou Wynton Marsalis pour un jeune trompettiste. Il porte avec lui un statut de sommité et une réputation internationale. Il a à la fois marqué sa discipline par une pratique innovante et ouvert une postérité en devenant un modèle. Exemplarité et innovations normatives : les deux traits du génie selon Kant !

Je connaissais ses travaux, j’avais lu quelques-uns de ses livres et de ses articles. J’ai découvert l’homme. Mais l’incarnation d’une pensée, parce qu’elle nous met en contact avec le fond affectif d’où émerge l’œuvre, permet d’accéder à une compréhension à la fois plus rapide et plus précise. La conversation est aussi précieuse, parce qu’elle ouvre la possibilité de la réponse, parce qu’elle permet la parole du maître qui sans cesse reprend et se reprend pour clarifier la signification. Rencontrer un texte puis rencontrer un homme qui porte ce même texte est une belle expérience : cela revitalise tous azimuts, cela anime la pensée et les interlocuteurs. Je repense à ce mythe du roi  égyptien Thamous, rendant compte de l’invention de l’écriture, que Platon narre à la fin de son dialogue le Phèdre : l’écriture est une solution au rappel de la mémoire mais non à la connaissance, car le texte est comme mort et ne peut pas répondre. Pour la première fois, cette distinction prenait sens pour moi. Comme j’aurais aimé rencontrer Épicure, Spinoza, Niestzche et Bergson !

Sympathies et différence culturelle

Je me sens proche de la philosophie de Baird Callicott. Je suis convaincu que sa promotion d’une ontologie (une compréhension du format premier de l’être) en terme de dynamisme, d’êtres constitués de relations, singularisés comme des noeuds originaux au sein d’un réseau dynamique et l’ouverture conséquente au delà d’un atomisme individualiste vers la considération des communautés — de différents rythmes, de différentes échelles spatiales et avec lesquelles nous avons des rapports affectifs, cognitifs et moraux — est fondée et nous introduit dans une compréhension plus profonde de la réalité.

Cependant sur de nombreux points, j’avais des questions, des objections ou des perplexités. Alors j’ai profité de nos temps de conversations, d’une marche dans le parc Overton ou sur le campus de Rhodes College, d’un cappuccino partagé dans le Bluff Coffee Shop sur Main Street, ou d’un repas africain dans son loft pour l’interroger, pour cerner mes points de désaccords, pour l’amener à préciser ses présupposés : sur sa conception idéaliste de l’histoire (les idées détermineraient le réel), sur son emphase sur l’éthique et son silence sur la politique, sur sa conception, angélique à mon sens, de la science et de la technique.

Au cœur de ces décalages, j’ai découvert la différence culturelle entre la philosophie américaine ou anglo-saxonne et la philosophie française et européenne. Les accents ne sont pas les mêmes, les méthodes ne sont pas les mêmes, les références ne sont pas les mêmes, le rapport à l’histoire n’est pas le même. A chaque fois qu’un désaccord émergeait, je repensais à la tendance spontanée à l’ethnocentrisme bien mise en évidence par l’anthropologie (attitude psychologique commune qui consiste à considérer que nos propres normes culturelles sont supérieures, autorisent la disqualification des normes de l’autre culture, et devraient être normatives). Je la sentais juger, réagir, résister. La raison n’existe pas hors-sol.

« Take me to the river »

Baird m’a montré un documentaire pour « me faire sentir, un peu, l’esprit de Memphis » : Take me to the River. Il raconte l’épopée du label Stax Records : studio d’enregistrement et maison de production qui prônait la mixité blanc-noir dans les années 50, a permis l’émergence de toutes les plus grandes stars du Blues et de la Soul, dont Otis Redding, Isaac Hayes,… C’est une institution à Memphis. Un acteur majeur dans la constitution d’une fierté culturelle et l’émancipation par la musique d’une partie de la communauté afro-américaine ségréguée et opprimée. Symptôme des dysfonctionnements de la société américaine dans les années 70, le label n’a pas survécu à l’assassinat de Martin luther King, le 4 avril 1968, dans la chambre 306 du Lorraine Motel, à Memphis. Stax a été doublement attaqué comme figure de proue d’un dépassement des préjugés raciaux et de l’émancipation (« empowerment » dit-on ici, c’est-à-dire prise de pouvoir) des classes afro-américaines. Stax Records est mort, pris dans un cisaillement, d’un côté par les nationalistes noirs américains et de l’autre par l’establishment blanc dominant économiquement. Aujourd’hui, les  stars de la grande époque disparaissent l’une après l’autre. Et le label a fait son phénix sous la forme d’un musée et d’un lycée musical. Take me to the river s’inscrit dans ce renouveau en voulant donner à sentir à la fois la portée culturelle et la puissance de l’héritage jusqu’à nos jours. Il met en scène la rencontre entre d’anciennes stars du label et la nouvelle génération de chanteurs et de musiciens. C’est instructif, c’est émouvant. Jamais je n’avais accédé comme ce soir à la profondeur et à la finesse de ce blues prolongé en soul et en rap.

Une scène m’a frappé. Elle est le cœur même de l’argument : la rencontre, le partage autour d’une culture commune (ici une chanson), la création d’un métissage à partir des spécificités individuelles et générationnelles, l’émotion de la transmission d’un héritage. L’immense chanteur Bobby « Blue » Bland, dans son fauteuil roulant, ému aux larmes de chanter comme il y a 50 ans, interpelle le plus jeune des chanteurs-rappeurs de la nouvelle génération : l’exubérant Lil’ P-Nut, 12 ans. Il lui demande de chanter une phrase : Lil’P-Nut fanfaronne et force un peu pour grossir la voix. Bobby « Blue » Bland le reprend. S’ensuit une leçon de chant, par imitation, pour trouver dans l’épure l’émotion la plus directe. Lil’P-Nut laisse tomber son personnage singeant du haut de ses 12 ans le rappeur, la quête égotique disparait un temps sous l’autorité de la culture. Il a bu à la source et s’est laissé emporter par le courant. Baird me regarde en souriant et me dit « il s’en souviendra toute sa vie ».

Le balcon de Baird surplombe le Mississipi. La surface de l’eau crépite et fait pressentir la puissance des turbulences de fond. Le courant aussi se manifeste dans la différence de vitesses des barges énormes qui sillonnent le fleuve, se laissant porter vers le Sud, luttant à grand renfort de moteurs diesel en remontant vers le Nord. A l’ouest, un pont enjambe les eaux chargées. Nous observons en silence, la lumière du couchant, sirotant une bière local « Ghost River ». Les dégradés jusqu’au pourpre profond font écho aux peintures de Burton Callicott. Je sens le pont tissé entre nous. Je sais que de cette rencontre, à mon tour, je me souviendrai longtemps.

Damien

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6 réflexions sur “# D’une rive, l’autre : Rencontre avec John Baird Callicott, philosophe environnemental

  1. Callicott n’a apporté aucune valeur ajoutée à l’environnement, seulement du réchauffage de dogme.

    « Je sens le pont tissé entre nous. Je sais que de cette rencontre, à mon tour, je me souviendrai longtemps. » me fait alors bien sourire.

  2. Bon, après mon commentaire si tranché, je me suis repanchée quand même sur les livres de Callicott. Que c’est dur de les relire même un peu… Je suis d’accord pour que chacun puisse s’exprimer, mais sur l’écologie, il y a urgence à exprimer des choses utiles et non pas occuper une tribune pour ne rien dire, pire, pour embrouiller les gens et recycler l’insoutenabilité, encore et encore…

    J’ai pris « les pensées de la Terre », livre incroyable de Callicott : Ce type arrive à faire le tour du monde des pensées pour finalement se convaincre que celles américaines, bien WASP, sont les meilleures pour sauver la planète. C’est pas beau ça! Rien au monde meilleure que les valeurs écolo US.

    Il faut lire son analyse de l’hindouisme. Il commence par introduire l’hindouisme à partir de l’Islam. Autant définir le lait de jument à partir du bleu Klein par exemple… Il cite que la consommation de cannabis est un trait caractéristique de la pratique religieuse hindoue (hein?! pas d’autres clichés débiles?). Il pense que l’hindouisme est éthérée alors que si il y a bien une religion réaliste, c’est l’hindousime (aucun dogme dans cette religion, aucune révélation, juste une lecture et une relecture du monde extérieur et non d’un livre de canon). Il parle que l’hindouisme aime la symbiose avec la nature sans comprendre que le concept de nature n’existe pas dans l’hindouisme (c’est un concept importé par la colonisation) et que les hindous ne sont pas en symbiose avec le vivant mais entretienne entre individus vivants des rapports civilisationnels (les êtres vivants forment une civilisation, pas une symbiose – ca c’est l’idée chrétienne de la création monothéiste). Pour finir, il conclut que l’hindousime ne résiste pas à son analyse et la déclare anti-écologique !!! pour juste après affirmer qu’au regard des faits, cela semble le contraire!!! Moi pas compris!! À part le fait que son analyse est égale à zéro.

    Et tout le livre est de ce topo.

    Callicott, le mec qui ne comprend pas le monde et qui se sert d’un livre d’un auteur mort et enterré (facile), Léopold, et de sa vision bien chrétienne du monde, sans en voir les erreurs, les dogmes, la vision si étroite, si WASP pour se faire un habit intellectuel. Pathétique…

    Je vous souhaite, cher Monsieur, d’ouvrir les yeux.

  3. Je suis allé voir « l’éthique environnementale en action » de Callicott, chapitre du même livre de Callicott cité ci-dessus. Je me suis dit que peut-être Callicott est mauvais en analyse des pensées environnementales mais qu’il ne l’est pas en analyse des actions…

    Callicott se met à parler du mouvement Chipko en Inde, mouvement radicale et donc assez facile à saisir. Mais patatras dès les premières lignes. Je cite « En hindi, Chipko veut dire enlacer, étreindre »… Hein!??? C’est hugger de tree-hugger aux USA qui veut dire cela. Quand les femmes Indiennes font chipko avec les arbres, même si cela est le même geste, ce n’est pas la même signification. Callicott est aussi superficiel dans ses analyses des pensées et des actions écolo! Mais quand même, il suffisait juste de demander à un indien parlant hindi ce que veut dire « chipko » pour savoir. Callicott ne l’a pas fait! pourtant aux USA, il y en a des indiens parlant Hindi… Bravo l’analyse.

    Chipko est un mot argotique dérivé de चिपकाना qui se prononce « chipkana » ou « chipkan » et qui veut dire coller (on peut utiliser google translate pour savoir cela aussi). Chipko en français voudrait dire un truc comme « pot de colle » (les mais trop collant) et non pas embrasser. Même geste mais signification différente.

    Les femmes indiennes font un avec les arbres et le montre qu’elles sont collées aux arbres, qu’eux deux sont un (surtout celles du désert où le mouvement a commencé! Aussi celles des bassins versants où il a repris). Les premiers ministres indiens le disent (disaient) aussi : « la vie est un ». On parle bien ici de la vie et pas des écosystèmes ou de la planète comme dans le monde chrétien ou US. La différence est fondamentale et Callicott, avec ses analyses portées sur la Genèse, ne la voit pas.

    Pire, quand il invoque 2 indiens pour mieux parler local du mouvement chipko, il prend Shiva, en l’affublant d’une politisation « féministe’ et puis Guha sans l’affubler de rien du tout… Hein??? Mr Guha serait non biaisé, non pourvu de culture, non analysable, une norme normale? Guha est le fils d’un grand administrateur des forêts. Ceci n’est pas rien. Cela veut dire qu’il applique la politique et la vision colonialiste sur les forêts indiennes. Ce n’est plus la vision indinne et propre à la vie (et donc féministe, la vie développe la vie) mais une vision hybride voire occidentale, celle des écosystemes (des allemands en fait en ce qui concerne les forêts indiennes, des français à travers Pinchot pour les forês US) que Guha utilise pour réfléchir. Ce biais devrait être souligné. Guha est un environnementaliste dans le sens scientifique et occidentale du terme (celui où la vie n’est pas une entité ontologique) et non un écologiste, un éco-féministe dans le sens animiste du terme.

    Mais tout cela ne résiste pas à l’analyse (et aux gros sabots) de Callicott ou vice versa. Callicott n’arrive pas à changer de pensée, à utiliser les pensées des autres comme un nouvel outil pour percevoir le monde. Comme si un menuisier ne savait pas utiliser un autre marteau que celui de son papa. Autant dire que l’écophilosophe Callicott est plutôt un écosophiste.

  4. à Christine,
    que de haine envers un auteur qui a passé une grande partie de sa vie à démêler des problèmes complexes en produisant une oeuvre modeste mais classificatrice. Ce n’est pas en lynchant toute personne qui ne rejoint pas notre point de vue que la pensée progressera. Les questions environnementales méritent mieux que des règlements de compte. J’ai lu Callicott et j’ai énormément appris à travers sa reconstitution des problèmes : débat entre protéger et respecter la nature, la querelle de la valeur intrinsèque, le mythe de la nature sauvage, son enquête sur l’origine du dualisme nature / culture en occident…. Alors, bien sûr, il est américain et ses références le sont. Son livre sur les Pensées de la terre est touffu mais passionnant ; peut-être est il approximatif par endroit, je n’ai pas l’érudition suffisante pour le savoir …. Mais il me paraît très violent de réduire tout son travail à une bouillie stupide de WASP!! Tout d’abord, il ne ménage jamais la politique de son pays ni les sources de la civilisation occidentale ; il en est même un critique farouche. Quant à son crypto-christianisme, j’avoue ne pas comprendre d’où vous le sortez… J’ai lu Genèse et je trouve ses analyses très laïques et contrastées… Dire qu’il retourne toute l’histoire des idées pour nous convertir à sa croyance… me semble excessif.
    En espérant avoir remis un peu de complexité dans des propos réducteurs.
    Gilles

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