Depuis, Melrose, Nouveau-Mexique…
Je suis sorti du Texas avec soulagement. Les dernières heures dans ce décor d’agriculture industrielle où tout semble hostile devenaient insoutenables. Les odeurs des usines à vaches, les puanteurs des champs sous fertilisants, cette herbe trop verte pour un désert peu fertile, ces asperseurs géants gavant le sol de nutriments… Je remarquais qu’il n’y avait pas d’hommes dans les champs. Des machines agissantes, des machines travaillant et à l’horizon, comme seuls repères dans la plaine, les énormes silos.
Toutes les villes ne sont ici que des groupements de maisons autour des quelques silos qui appartiennent tous aux mêmes firmes et sont reliés par quelques voies de commerce. Farwell est le bled frontalier, côté Texas. Je franchis la ligne symbolique qui sépare les deux États. Cela me fait changer de fuseau horaire et ouvre la promesse des montagnes du Nouveau-Mexique. Pour les montagnes, il faudra attendre, mais déjà on parle beaucoup plus espagnol et l’architecture des maisons change. Les murs sont en terre et les toits en terrasse. Le vent est de trois quarts face et cela monte tranquillement mais sûrement. Je dors ce soir à 1600 mètres d’altitude.
« La frontière » était le sujet de ma leçon générale à l’oral de l’agrégation. Depuis, chaque passage produit sa petite réminiscence. C’est devenu pour moi l’exemple parfait de la « magie sociale », pour reprendre une de mes expressions préférées de Bourdieu, en particulier quand physiquement il ne semble y avoir que de la continuité. Entre le Texas et le Nouveau-Mexique, une personne non avertie et ne sachant pas lire ne verrait sans doute pas de différence. Et pourtant, le symbole produit doit légitimer une différence « de nature » entre deux espaces contigüs : ce n’est plus administré par le même pouvoir central, les lois ne sont plus exactement les mêmes, … Alors les cultures et les identités s’expriment et se revendiquent autrement et la différence complètement produite par le champ social à partir d’une continuité physique devient réelle, reprise et déterminée d’innombrables façons par les acteurs du champ social.
Il en va de même du changement de fuseau horaire. C’est purement conventionnel. Moi qui me repère essentiellement au soleil, je ne vois aucune différence. Je me lève avec lui et je finis de manger quand il se couche. Que la montre indique 7 ou 8 heures importe peu. Mais chacun se plie à la convention. Ici le travailleur transfrontalier doit jongler entre les conventions. Et chacun, très vite, oublie l’artifice derrière l’utilité ou la fonction. L’heure tend à devenir un repère absolu… Il est parfois bon de se souvenir que nous évoluons dans un milieu conventionnel. Les frontières nous aident à déréaliser ce qui trop vite se transforme en évidente « seconde nature ».
Damien
A Montmiaux !



