Mon hôte Christine connait de longue date Erica Blue et Gregory Kloehn. C’est un couple d’artistes qui se sont rencontrés à Olympia Washington, avant de vivre 7 ans, de façon illégale, à Amsterdam, travaillant dans le milieu artistique underground, apprenant à bâtir des installations et des œuvres pour toute sorte d’artistes. Dans la vieille Europe, il lui manquait l’esprit pionnier et l’excitation de la ruée vers l’or qui donne l’impression, spécialement en Californie, que tout est possible.
De l’habitation
Au retour, il a été frappé par la juxtaposition de niveaux sociaux extrêmes : une personne vivant dans une maison à 6 millions de $ et mangeant pour 200 $ au restaurant devant lequel une personne vivait simplement de récupération et des déchets de la société de consommation. Sans doute, parce qu’il vient d’une famille riche de la côte Est, il n’était pas dans le déni et la légitimation de sa propre situation économique et financière selon l’idéologie du mérite. Il a observé cette partie de la société, sans victimisation outrancière, sans culpabilité outrancière, juste comme un mode de fonctionnement propre. Et il a découvert toute une série de compétences et de savoir-faire et notamment dans la construction rapide de structures pour s’abriter, se retirer, se sécuriser. Il a observé leur façon de constituer des zones d’habitation à partir de récupération : des smartphones, des télés, et même de la climatisation ! Il a été aussi frappé par le harcèlement de la police et par la faculté des sans-abris de courber l’échine puis de revenir quelques jours après la destruction des campements. Des favellas prospèrent ainsi sous tous les ponts d’Oakland (7000 personnes) et de San Francisco (8000 personnes). C’est pour cela qu’il a eu l’idée de construire des petites maisons (tiny house) déplaçables.

Ce sont des structures les plus simples possibles et montées sur roulettes, offrant un toit, des murs, des rangements et de quoi cuisiner. Il offre ainsi le retrait nécessaire pour prendre soin de soi et affronter le territoire urbain. L’un des grands enseignements est son regard sur les sans-abris non comme marginalité sociale ou déchéance mais comme mode de vie avec sa perfection propre : « Mais tu donnes un appartement à des gens qui sont dans la rue depuis 10 ou 20 ans, ils deviennent fous. Ce sont les tribus nomades des villes américaines ». Il ne s’agit pas de considérer le sans-abri comme un être déchu, tombé de sa position sociale et d’un mode de vie normal. Il ne s’agit pas de sans cesse comparer cette vie au confort bourgeois et d’y voir sa possible chute hors de l’ordre social. Il s’agit de considérer la perfection propre de ce mode de vie avec ses puissances d’actions propres. Au lieu de se contenter d’une pitié coupable, il a essayé de comprendre leur choix de vie et de comprendre ce que leur présence dans la société américaine nous apprenait de son fonctionnement. Donc au lieu de vouloir les faire rentrer dans le cadre sédentaire consumériste, il a imaginé améliorer leur mode de vie nomade. Par contraste, cette altérité sociale minoritaire interroge sur ce qui est nécessaire et sur la démesure de la norme moyenne américaine.
Les véritables écolos urbains ?
Gregory observe ces sans-abris vivant de nos déchets : s’habillant, se nourrissant, se logeant à partir de nos poubelles. « Si tu regardes leur empreinte écologique, elle est sans doute positive parce qu’ils ne consomment rien ! Les gens prétendent être écolo avec leur voiture hybride et leur panneaux solaires mais ceux qui vivent avec le nécessaire ce sont les sans-abris ». Seraient-ce les véritables décroissants en mode urbain ? Leur situation semble la plupart du temps subie plutôt que choisie, mais de fait le mode de survie urbain, si rude et si violent soit-il, oblige à développer des compétences rares. « S’il y a un cataclysme comme un énorme tremblement de terre, qui va survivre ? Sans doute ceux qui déjà vivent dans cette survie à partir des déchets de la société de confort prônée par l’idéologie de la croissance et de la prospérité pour tous ».
Au croisement de l’architecture, des associations de charité, de l’art, des urbanistes et de la tiny housing community
De fait son action se situe au croisement de l’engagement politique dans l’action sociale, de la réflexion sociologique et de l’intervention artistique. Il est invité pour donner des conférences par les architectes. Il donne des cours dans les écoles d’art. Il est étudié dans les écoles comme un moyen d’accéder à la réalité de l’inégalité sociale d’une société prospère. Il a essaimé, il crée des projets partout aux USA et de nombreux artistes en Europe et aux USA s’inspirent de son idée. Nous avons bu du vin excellent. Nous avons discuté du rapport aux animaux : un enfant était tombé dans la cage d’un gorille il y a quelques jours, il a été descendu. Il se révoltait contre cet assassinat et demandait ce qu’avait fait la responsable de ce gamin de 4 ans ? J’ai aimé son énergie bouillonnante, à la fois directe et très généreuse. Il écoute et plaisante, ponctuant souvent ses réflexions sur l’étrangeté du monde par « we live in a strange society »… Un des amis de son fils ainé, 15 ans, Costia, est Russe, sans abri. Sa mère semble passablement perdue et son beau-père l’a rejeté. Il vit dans un foyer pour sans-abris à Berkeley. Il va à l’école publique et est passionné par la photographie. Il semble se tenir hors des conduites destructives. Il avait cette présence et ces tenues des enfants qui doivent grandir trop vite, loin du confort des familles aisées de la Sillicon Valley. La vie est dure mais tous ne partent pas avec le même handicap. Étrange société … Indeed !
Damien