A.: Retournons aux sources – à la genèse du projet Untaking Space.
Celui-ci ouvre 3 dimensions : celle du voyage existentiel, dans la lignée des écrivains-voyageurs que tu cites (Tesson, Bouvier, Terray, Michaux et Kerouac) ; celle du voyage philosophique, dimension qui pourrait elle aussi se revendiquer d’une tradition (nous pourrions penser à Nietzsche, Descartes, Tocqueville et même Platon pour ne citer qu’eux) ; enfin celle d’un projet pédagogique, puisque tu « embarques » avec toi des classes de différents niveaux (CM1, Seconde, Terminale), de telle façon que ce voyage et ses découvertes seront comme un support à leur enseignement relatif au Développement Durable – au programme de l’Éducation nationale, dès le CM1.
Quand et comment se manifeste la possibilité de lier logiquement ces 3 dimensions en un seul projet ? Quand et comment vois-tu que voyage existentiel, voyage philosophique et enseignement peuvent coïncider ? Car ce lien ne va pas de soi. Le voyage philosophique peut apparaître comme une quête de vérités ou l’épreuve d’une pensée, le voyage existentiel comporte quant à lui une dimension égotiste – on court bien souvent le monde en quête de soi, de sa « vie intérieure », cette course étant comme une expérimentation, une mise à l’épreuve ou une réduction chimique offrant la possibilité d’isoler cette ipséité – tandis que le projet pédagogique et l’investissement personnel qu’il nécessite (celui-ci est mené durant une période de « disponibilité ») renvoie à une dimension altruiste. Si donc le projet Untaking Space se dit en de multiples sens, comment saisis-tu le rapport entre ses différentes dimensions ? Comment s’entre-appartiennent-elles ? Comment sont-elles unies ? Cette unité découle-t-elle de la préséance d’une des dimensions évoquées, de telle sorte que l’une donnerait la mesure à l’articulation du projet ? Bref, c’est l’unité de sens et les conditions de possibilité de cette unité du projet qui m’intéresse.
Question corollaire : quand et comment se manifeste la nécessité de lier ces 3 dimensions ? Ce qui revient à demander au professeur de philosophie que tu es si cet exercice philosophique relève d’une nécessité : le philosophe doit-il s’engager ? Doit-il apporter son corps ? Son enseignement peut-il et doit-il s’adosser à une nécessité intérieure ? – ou du simple exercice d’une possibilité, de l’expérimentation ? Donc : quand et comment vois-tu que voyage existentiel, voyage philosophique et enseignement doivent nécessairement coïncider, si nécessité il y a ?
D.: Pour répondre, j’ai envie de partir de la notion de « disponibilité ». Quand l’Éducation nationale daigne t’accorder cette « disponibilité », cela signifie que l’on te libère des charges de cours et de la rémunération correspondante. Ça c’est l’administratif. Ce que cela a produit pour moi, c’est l’espace nécessaire pour une redynamisation d’aspirations personnelles profondes. Être disponible, c’est être « ouvert à la présence », c’est se sentir puissance, c’est-à-dire capacité à être affecté et à affecter, comme l’ont jadis déterminée Platon ou Spinoza. Et dans cette présence à soi, à mes aspirations, aux projets existentiels est apparu l’engagement.
Alors la synthèse ?
J’essaie de voir le plus clairement ce qui s’est passé. Il me semble qu’il y a hiérarchie et polarisation variable selon l’ordre chronologique ou selon l’ordre conceptuel (pour reprendre une bonne vieille distinction cartésienne).
Selon l’ordre du temps, le principe c’est le voyage existentiel : c’est lui qui est moteur, c’est aussi lui qui norme l’aspiration au voyage. En son cœur est l’émotion simple et féconde qui, lorsqu’elle tente de se dire, me semble indiquer deux directions : la fuite d’un ici (retrouver la vivacité face à la menace, retrouver le lien après la perte, retrouver la joie face à la gestion inquiète) et l’appel d’un ailleurs (précarisation volontaire, intensification, ouverture, authenticité, présence). On me dit parfois que c’est « courageux ». Si le courage est la puissance d’agir en présence du danger, ce qui me semble courageux c’est de rester dans des situations stabilisées dans l’inconfort, la tension, la violence et la soumission, pas de partir. Cela me semble, en réalité et peut-être paradoxalement, simplifier beaucoup de choses. Le voyage existentiel est le cœur parce que c’est une façon de renouer avec la vivacité.
La première synthèse est celle entre le voyage existentiel et le voyage philosophique. Elle se fait à deux niveaux : celui de l’activité et celui des objets.
Au niveau de l’activité, c’est comme si voyage et philosophie marchaient l’un vers l’autre, réciproquement. Je considère la philosophie comme une activité existentielle qui s’ancre d’abord dans des conditions modestes d’exercice : partir d’un ici concret, réfléchir les conditions de son existence et, par la raison, tisser des réseaux d’intelligibilité entre lesquels danser souplement. Du côté du voyage, c’est une surprise toujours renouvelée d’observer combien il rend fécond sensitivement, affectivement, intellectuellement… A chaque expérience de l’ailleurs, la pensée devient sphérique, des synthèses s’opèrent, des reconfigurations se créent, des idées surgissent. Le réel en somme fait son office non seulement de régulateur mais de source de nos représentations. D’emblée la philosophie est en deçà de son aspiration universelle, ancrée dans le terreau d’une quête existentielle. D’emblée le voyage est plus que recherche égotique, il est ouverture c’est-à-dire circulation au-delà de soi. Donc le voyage existentiel et le voyage philosophique sont pour moi deux activités convergentes.
Au niveau de l’objet maintenant, j’ai cherché, j’ai tâtonné, la détermination a été plus tardive. J’avais d’abord envisagé « le mysticisme » comme lien entre le voyage existentiel et philosophique ; parce que le pèlerinage, la transe, l’extase et l’expression aux limites du langage, me semblent articuler un rapport à l’Autre, à l’Ailleurs, à Dieu, à l’Infini, ou quelque représentation que l’on se fasse de cette transcendance. Mais c’est le passage d’une expérience (la mystique) à un problème (Comment se rapporte-t-on à la nature?) qui permet le lien effectif. Parce que je retrouve alors le positionnement de l’anthropologue qui va observer les différences à partir d’un même problème. Éprouver en soi ce rapport à la nature par le voyage, aller quérir des observations et des perspectives par le voyage, faire jouer ce qu’Husserl appelait les « variations éidétiques » (la pluralité au sein d’une catégorie) en soi et hors de soi pour déterminer une représentation. C’est donc à partir du problème philosophique des rapports AVEC la nature que l’idée de faire de la philosophie en voyageant a trouvé un fondement dans l’ordre conceptuel. Aller explorer le terrain fécond de la rencontre, se confronter à la diversité du réel, trouver les moyen de comprendre cette altérité devenait potentiellement une méthode philosophique.
Voilà pour la première synthèse entre voyage existentiel et philosophique. Pourquoi ouvrir encore vers l’engagement pédagogique ? C’est une bonne question. Est-ce que tout cela aurait pu rester quête et recherche personnelles ?
A l’origine je crois qu’il y a un affect : le désir de partager cette quête et cette recherche. Je crois d’ailleurs que c’est l’affect fondamental de la relation pédagogique, telle que je l’aime : la générosité. L’école est une institution formidable de partage, et la générosité d’un enseignement touche, c’est mon expérience, même si l’institution et ses injonctions contradictoires peuvent venir alourdir ces dons. Donc, ce désir de partager a trouvé son expression fluide dans le projet pédagogique. D’où une première justification de cette « contrainte ». C’est un acte surérogatoire mais joyeux répondant à ce débordement de soi.
Ensuit le projet pédagogique s’est renforcé dans l’idée qu’il serait une contrainte créatrice. C’est peut-être une manière trop active de vouloir maîtriser le voyage, mais j’avais envie de faire de cette expérience le lieu d’une production. S’engager dans un projet pédagogique, c’est créer les conditions pour rendre l’expérience féconde. Est-ce que ce sera un « tu dois » oppressif ? Je le vois plutôt comme une incitation à formaliser ce qui de toute façon va surgir. J’ai pris l’habitude d’écrire en voyageant. Le projet pédagogique va simplement affûter le regard et offrir le souci d’un discours adressé.
Enfin, et c’est peut-être là qu’on trouve une nécessité, le projet pédagogique s’est imposé à partir de l’objet même de ce voyage philosophique car le problème des rapports avec la nature est une question fondamentale, politique, affective, cognitive, esthétique à laquelle les enfants doivent être associés. Il ne s’agit pas simplement de l’exotisme, de la découverte de l’altérité et de ses effets de décentrements, ce qui serait déjà beaucoup. Il s’agit de la question centrale posée aux terriens à l’orée du 21ème siècle : comment sentir, quels affects valoriser, quelles techniques mobiliser, quelle société imaginer, quels rapports politiques inventer AVEC LA NATURE ? Car l’idée que les ressources sont infinies ne fonctionne pas. Car l’idée que nous maîtrisons techniquement la satisfaction des fins humaines est délirante. Car les injustices climatiques sont redéfinies au niveau global. Car il y a la menace d’une destruction. Et pour cela, il faut témoigner, sensibiliser, faire réfléchir aux questions écologiques.
C’est donc le projet pédagogique qui révèle le fondement selon l’ordre conceptuel : ce qui est primordial c’est la question de la Nature. Et c’est elle qui dicte, d’une certaine façon, son moyen de recherche (l’exploration et le voyage philosophique) et l’exigence d’un partage pédagogique et d’un engagement citoyen.
Selon l’ordre chronologique, l’aspiration au voyage mène à la philosophie qui se prolonge dans un projet pédagogique. Selon l’ordre conceptuel, le problème de la nature appelle une exploration de la diversité concrète (le voyage) et l’engagement citoyen (ici dans un projet pédagogique).
Y a-t-il une nécessité pour la philosophie de s’engager et pour le philosophe d’amener son corps ?
J’aurais du mal à parler d’autre chose que de nécessité intérieure, et encore plus de mal à la prétendre valable pour tous ou comme modèle unique. Il est vrai que c’est pour moi une question récurrente de savoir comment concilier réflexion philosophique et engagement pragmatique voir politique. Il y a un moment où l’action suppose la suspension de la considération des arguments en présence. La « pensée élargie », le détour par ce que pense l’autre, est sans doute une maxime du sens commun comme disait Kant. Mais je la ressens comme une façon de prendre du recul par rapport à l’engagement effectif. J’ai souvent l’impression que l’action militante doit se plier à une forme d’unilatéralité pour se donner la force de l’auto-justification et par suite de l’effectivité. Il est possible aussi que je ne fasse que chercher à justifier une forme de lâcheté. Mais j’ai profondément l’impression que ma pratique de la philosophie m’amène du côté de l’écoute, du pluralisme, et pas directement dans l’engagement militant.
En revanche, je suis persuadé que la philosophie déploie toute sa puissance quand elle dépasse le simple jeu conceptuel plus ou moins névrotique (expression de ressassements et de peurs) pour infuser complètement une existence. Là, à mon sens, il y a engagement nécessaire. Dans l’écoute lucide de toutes les dimensions de son existence et dans le mouvement vers une cohérence bien vivante. Donc, en ce sens, le philosophe doit agir, minimalement, en amenant les gens à réfléchir, en créant l’espace de la réflexion.
Quant au corps, c’est l’essentiel. « Apporter son corps », je l’entends comme refuser de l’oublier. Et dans cette écoute, se trouve la condition de la nécessité d’une idée. C’est la condition pour ne pas se laisser embarquer par les engrenages conceptuels (qui deviennent facilement des fétiches). C’est la condition d’une pensée vivante, incarnée et présente au monde.
En roulant toute la journée, je traverse toute une série d’états de conscience plus ou moins familiers. En étant avec mon corps, je découvre dans le même temps la genèse des idées. Et je comprends de mieux en mieux cette affirmation du §17 de Par-delà Bien et Mal de Nietzsche : « une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ».
En somme, apporter son corps est pour moi la façon de faire de la philosophie, non pas comme un discours qui se substitue au réel, mais comme l’occasion d’un accès, d’une ouverture, d’un élargissement de notre expérience.
A.: J’essaie de récapituler. Dans la genèse du projet, chronologiquement, l’aspiration au voyage est première – selon deux directions : « la fuite d’un ici » et « l’appel d’un ailleurs ».
Ensuite s’opère une première synthèse entre voyage existentiel et voyage philosophique, synthèse qui tient à la façon dont tu conçois l’activité philosophique (comme « activité existentielle ») ainsi qu’au problème philosophique qui est tien : « Comment se rapporte-t-on à la nature ? » – question qui n’est plus posée dans l’abstrait ou sub specie aeternitatis, mais de façon concrète et localisée, que ce soit au niveau subjectif (le voyage étant une expérience de ce rapport à la nature) ou au fil des écotopies, celles-ci pouvant être vues comme diverses solutions apportées par différentes collectivités à cet unique problème.
Et c’est ce problème philosophique, celui de « nos rapports AVEC LA NATURE », qui apparaît premier selon l’ordre des raisons. Premier, parce qu’il offre un fil conducteur à toutes les dimensions du projet. Premier, surtout, parce qu’il s’agit d’un problème de fond : le rapport à la nature est, pour nous autres humains, un rapport fondamental – ce que l’artifice du monde humain tend à occulter, mais que la « crise environnementale » ou « écologique » nous rappelle en soulignant à quel point ce rapport est devenu problématique. Dans cette crise, ce dont nous faisons l’expérience, ce n’est pas simplement le dérèglement climatique, c’est l’ébranlement d’un fondement.
Enfin, le projet pédagogique effectue la grande synthèse en tant que partage orienté vers l’avenir. En effet, finalité et dernière étape du projet du point de vue chronologique, la dimension pédagogique est aussi première et dernière du point de vue de la raison. Première parce qu’elle est constitutive du problème philosophique que tu poses en ce sens que, dans la crise environnementale, c’est l’avenir qui est en jeu. Or, il est peut-être trivial de le dire, mais l’avenir « concerne » les enfants – c’est ce que nous leur réservons et ce qu’ils en feront. Le rapport à la nature de la société industrielle, rapport de maîtrise et de puissance guidé par la notion de productivité, a en effet pris possession du futur et de l’ouverture du temps : l’avenir ne se dévoile plus comme cette part « à part » (le sacré dans le temps), riche de promesses, de possibles et de retenues mais comme horizon contraignant, hypothéqué, lieu d’une alternative du cela (stabilisons, réduisons nos émissions de CO2) sinon plus rien (le « chaos climatique » redouté). Or, face à la production inconditionnelle et à la morale du « Après nous, le déluge » qui ont toutes deux fait leurs preuves, il me semble bon de réaffirmer auprès des élèves la possibilité d’un libre accès à l’avenir ainsi que la capacité d’autodétermination : le processus délirant dans lequel nous (nous) sommes embarqués (on aimerait dire « nous étions ») n’a peut-être rien de destinal et la possibilité reste peut-être de déterminer autrement sa volonté. C’est, plus encore que rendre sensible des problématiques abstraites, ce que j’appellerais « sensibiliser » les élèves. Rappeler, en somme, la raison pratique à ses fins.
On voit donc que le problème philosophique de « nos rapports avec la nature » est le problème central du projet. Or, il s’articule à ton travail de thèse, celui-ci posant le « problème des rapports entre nature et normativité dans les philosophies de l’environnement ». Dans ta lettre d’intentions, tu définis ainsi l’objectif philosophique du voyage : « étudier la façon dont, dans la diversité des écotopies, le concept de nature devient producteur de normes d’actions et d’organisations politiques ; étudier en outre la façon dont l’éthique environnementale est non seulement pensée mais aussi appliquée par les acteurs écologistes. » Peux-tu, en allant aux choses mêmes, nous éclairer sur ces « philosophies de l’environnement » d’une part, sur cette notion d’ « éthique environnementale » d’autre part ?
D.: La formule même de « philosophie de l’environnement » qui relève d’un usage principalement issu des philosophies anglo-saxonnes, pourrait nous induire en erreur : elle pourrait nous faire croire qu’il s’agit d’une spécialité marginale de la philosophie, ayant pour objet principal « l’environnement ». Or la notion même d’ « environnement » est critiquée par la plupart des penseurs de ce courant, au motif qu’elle reproduirait l’anthropocentrisme et le présupposé de l’extériorité de l’homme à la nature (elle-même rejetée au rang de décor périphérique et environnant). Mais le point principal à mon sens est que le champ théorique désigné par cette étiquette est moins une spécialité de la philosophie qu’une façon de reposer les grandes questions de la philosophie à partir d’un problème primordial révélé aux consciences par la crise écologique : le problème des rapports des humains AVEC LA NATURE. L’expression « philosophie de la nature », pour peu qu’on la considère non pas comme une simple réactivation de la conception moderne de la Nature, mais comme un objet et un problème à déterminer aux regards de la crise écologique me semblerait plus adéquat. Quoi qu’il en soit des étiquettes la question est claire : quels rapports imaginer, créer et régler AVEC LA NATURE — qui est à la fois condition de nos existences et objet d’une transformation par le fait même de nos existences ?
Pour comprendre les présupposés de ces nouvelles « philosophies de la nature », il me semble efficace de partir des philosophies de la catastrophe telles qu’elles se sont développées dans l’Europe d’après-guerre (de façon paradigmatique chez Günther Anders et Hans Jonas). On y trouve un triple constat : [1] La puissance technique de l’homme s’est accrue de façon exponentielle. [2] Dans le même temps, on constate l’absence d’élévation morale. Et dans cet écart croissant entre la puissance technique et la moralité peut se loger la barbarie (c’est-à-dire la faillite même de toute conscience morale). [3] Pour la première fois de son histoire — en l’occurence sous le projecteur que constitue l’arme nucléaire —, l’humanité prend conscience de sa finitude et de sa fragilité en tant qu’espèce, c’est-à-dire aussi de la possibilité de sa disparition au niveau global.
Voilà la base factuelle et affective qui me semble partagée par les nouvelles « philosophies de la nature ». On y retrouve d’ailleurs une version de ce catastrophisme ayant pour horizon non plus seulement le cataclysme nucléaire, mais le chaos climatique : l’hubris humaine (hubris signifie en grec la démesure ou l’illimitation) produite et entretenue par tout un système idéologique, technique et économique se trouve confrontée aux limites de la nature. Cela produit des risques nouveaux et radicaux, puisque ce sont les conditions mêmes de la vie à la surface de la Terre qui sont compromises par l’humanité.
Différents problèmes philosophiques structurent ces nouvelles philosophies de la nature, dont les plus centraux sont, à mon sens, les problèmes normatifs (moraux, politiques et spirituels) auxquels sont nécessairement articulés des problèmes ontologiques (De quels êtres parle-t-on ?), épistémiques (Que pouvons-nous savoir de ces rapports avec la nature ?), techniques (Quels sont les moyens d’interagir avec elle ?) et esthétiques (Quels affects et quelles œuvres sont produits par ces rapports avec la nature ?). Au cœur de ces philosophies, il y a donc la normativité c’est-à-dire la puissance à produire des normes, articulée à la question des fins poursuivies dans nos rapports avec la nature.
Et cela m’amène à la notion d’« éthique environnementale ». Ici encore il faut ne pas être dupe de la formule. L’éthique dite « de l’environnement » n’est pas seulement une spécialité de l’éthique appliquée (ce qui suppose que l’éthique serait déjà toute constituée et qu’elle n’aurait plus qu’à se saisir de différents problèmes). Au contraire, il s’agit d’une refondation radicale des principes, des règles et des buts de l’éthique issue d’une refondation de nos rapports avec la nature. Voilà pourquoi J.B. Callicott préfère appeler ce domaine, à la suite d’Aldo Leopold « l’éthique de la Terre ». Et voici quelques exemples de questions posées par cette éthique : La « personne », support de la dignité morale, caractéristique propre et exclusive de l’humanité, n’est-elle pas un concept qui enferme l’éthique dans un anthropocentrisme très problématique ? Comment penser des rapports éthiques avec des vivants non-humains (animaux, plantes, écosystèmes) sans tomber dans un anthropomorphisme irréfléchi ? Comment redéfinir les problèmes de la justice à des échelles temporelles (des centaines voire des milliers d’années si l’on considère les pires déchets nucléaires) et spatiales (la globalité de l’éco-système Terre dans ses diversités) inédites ?
Au cœur de toutes ces questions, se retrouvent finalement les idéaux d’un usage authentique de la raison : le décentrement critique (poussé à sa limite comme critique de l’anthropocentrisme), la notion d’universalité (reconsidérée à partir d’un fondement commun « la nature » et d’une finalité commune « la vie ») et l’interrogation du fondement des normes (que ce soit dans l’articulation au spirituel ou au politique).
Sur le fond et concernant le travail de thèse à venir, mon idée est d’interroger des usages du concept de nature. Par conséquent, la définition d’un corpus est constitutive de la définition de mon objet. Or l’intérêt à choisir la « philosophie environnementale » comme corpus est, à mon sens, qu’on trouve dans ces philosophies, un usage normatif de la nature qui ne suit pas les usages normatifs spontanés ou traditionnels irréfléchis. D’ordinaire, en effet, quand on se réclame de la nature à propos d’une norme, c’est dans deux directions opposées mais également suspectes : d’un côté, on naturalise positivement des conventions visant ainsi à légitimer une norme conventionnelle par l’inscription dans un ordre plus puissant, universel et transcendant (on prétend que tel modèle familial ou que tel chef sont « naturels »). Corrélativement, tout écart à cette norme devient « contre-nature » ou monstrueux. D’un autre côté, on exclut certaines normes concurrentes ou conflictuelles (par exemple des normes minoritaires ou subversives) en les rejetant hors de la culture dans une nature réduite à une animalité stigmatisée (tel comportement est jugé « bestial », « barbare », « inhumain », etc.). Dans les deux cas, il y a un usage idéologique et irréfléchi du concept de nature. Mais il me semble qu’une troisième voie est possible, d’une normativité éclairée ou réfléchie à partir de la nature. Mon hypothèse consiste à voir si cette troisième voie se dessine déjà chez ceux, philosophes, qui réfléchissent aux rapports avec la nature. Aller voir, sur le terrain, les acteurs écologistes, c’est peut-être se trouver en deçà de cette précaution réflexive. Mais c’est aussi voir comment fonctionne concrètement cette normativité, quelle qu’elle soit, et ainsi mettre à l’épreuve mon hypothèse d’une normativité réfléchie de la nature.
→ Entretiens (3) : Philosophie de « l’environnement » et Humanisme