Lorsque je devais écrire des dissertations je n’aimais pas faire des transitions. Elles me semblaient souvent artificielles et ma pensée avançait par petits sauts plus que par long flot continu. Créer une unité quand elle n’est pas spontanée était aussi sans doute trop difficile.
Pendant ce voyage, je me rends compte que les transitions sont aussi difficiles mais dans un autre sens. Je suis resté deux fois deux semaines dans un même lieu. Mais même quand je demeure 3-4 jours ou une semaine, les effets ont moins d’ampleur mais sont les mêmes : la vie est souvent plus confortable mais le rythme moins ajusté aux états individuels, il y a une sorte de volupté à sentir le corps se reposer mais j’ai toujours faim et mange trop et la digestion est souvent tordue. Il y a aussi du temps pour d’autres activités comme le yoga, les visites, la création mais aussi la gestion des affaires administratives, les montages vidéos,… où il n’est pas simple de ne pas oublier de respirer. Il y a enfin des interactions sociales qui s’instaurent sur une convivialité qui laisse faire l’expérience des complexités affectives et réactionnelles des personnes et de soi aussi, et la fatigue qui peut en résulter ! Comme je séjourne sur fond de passage, ma présence est attentive mais toujours un peu décalée. Et souvent, je reste calme face à des tensions parce que je sais que je vais partir, bientôt…
Sortir de ce mode de vie pour retrouver l’effort solitaire du vélo produit des effets étonnants. Le premier effet est souvent de l’euphorie. C’est comme un mousse du désert qui retrouverait de l’eau : expansion, couleurs plus vives, ouverture et floraison. Il y a une jubilation immédiate à la libération du corps, au déploiement du mouvement dans de nouveaux espaces, à la présence plus vive aux éléments extérieurs. Il y a aussi de la satisfaction à retrouver sa respiration si présente : comme un vieil ami qui réapparaît et dont on se souvient qu’il a pris soin de nous jadis. Le corps reposé se sent puissant et la première journée est souvent efficace. Il y a aussi la digestion de toutes les expériences sédentaires qui produit rêveries, pensées et émotions qu’il est riche d’observer.
C’est souvent les deuxième et troisième jours que le contrecoup se fait sentir. Le corps n’est plus si souple, la fatigue de la veille nous rend plus irritables notamment face aux « connards à moteurs », la rêverie laisse place aux planifications et préoccupations, les premières douleurs se font sentir, dans le meilleur des cas signes du rythme du corps pour s’adapter, dans le pire, rappels de ses limites. Dans ces conditions le réconfort amical et la présence joyeuse des compagnons font sentir leur absence. Si de plus, il faut gérer des problèmes de matériel et que le temps est à la tempête de neige sur la route d’un col qui monte à 3200 m, alors l’inquiétude et le froid attaquent vaillamment le calme et la bonne humeur.
Pourtant, il suffit de victoires minuscules : ce col qui enfin daigne présenter son sommet après 10 faux espoirs, une petite sieste au soleil, des anglais qui vous soustraient au blizzard quelques minutes dans leur voiture de location et partagent leur expérience du Road trip à la recherche des lieux de tournages de films dans l’ouest américain et vous gâtent de chocolats ou encore la beauté somptueuses des vallées d’Escalante National Monument et vous sentez que l’humeur passe, que le corps peut se réveiller, que les pensées s’éclairent, que les kilomètres parcourus donnent l’impression que les moments difficiles sont restés là-bas, au loin.
Il faut apprendre à gérer les transitions !
Ce soir, j’ai trouvé un campement magnifique : il surplombe une de ces vallées de grès multicolore, blanc, jaune, ocre, rouge mélange de dalles immenses et de reliefs doux ou insolites sculptés par l’érosion. Le ciel est lumineux d’étoiles. La transition est passée. Demain, si la roue le veut bien, devraient commencer les satisfactions du corps qui s’habitue.
Damien










