L’art est une demeure, partout…
Je rentre d’une soirée chez Lisa et Bremner, dans le quartier de Frenchmen à La Nouvelle-Orléans : à l’occasion de la Saint-Valentin, j’étais invité par un réseau d’amitié à une soirée mondaine, soirée créatrice où des musiciens, chanteurs, acteurs, écrivains, poètes ont joué et interprété quelques-unes de leurs pièces amoureuses. Je ne comprends pas tout mais l’émotion était intense. Le voyage à vélo rend très sensible. La moindre intensité secoue le corps de la tête aux pieds. Et il y avait tant de beautés ce soir : des chansons de Kurt Weil, des extraits de spectacles de théâtre et de romans, des poèmes, des performances chantant les douleurs et les joies de l’amour. « Le rêve sait plus que toi », « El sueño sabe màs que tù ». Petit tourbillon créateur, expériences esthétiques, je me sens chez moi.


Concerts
La Nouvelle-Orléans est ville de musique et de danse. J’ai eu la chance d’arriver pour Mardi gras : venant d’un rythme quasi-monacal (levé avec le soleil, 8 h d’effort, couché avec le soleil), l’immersion dans ce flot de liesse générale et de divertissement plus ou moins « psychotropique » n’a pas manqué de brutalité. J’étais invité à une fête, mais je me tenais un peu en retrait, observateur : j’ai vu les couleurs, la joie, les partages de félicitations réciproques, la musique partout. J’ai observé les organisations par Krewe (sorte de sociétés qui organisent leurs déambulations) et les marquages communautaires au sein des défilés. J’ai aussi senti beaucoup d’excitation artificielle. Il y a certes de la bonhommie, de la danse, des couleurs, des sourires, de la musique. Il y a aussi des corps fatigués, des démarches hésitantes et des regards explosés. Ambivalence des fêtes populaires : la joie est puissante mais l’authenticité de la réjouissance et la fonction sociale de tels moments d’aveuglement collectif m’interrogent.
La musique est partout. Helen Gillet à l’Ogden Museum : une américano-wallonne qui manie son violoncelle et ses pédales de loop de façon virtuose pour produire une musique métisse entre chanson française et swing de Louisiane. Étonnantes résonances d’entendre chez les « ricains » La non-demande en mariage de Brassens, dans un swing enjoué. Corey Henry et le Treme Funktet, dans le Vaughan’s Lounge, un bar du quartier des artistes By Water, à deux pas de chez mes hôtes, Antoine et Jesse, pour un funk parfait, d’une énergie et d’une présence explosive.
Et ces bains hypnotiques des bars de swing dans Frenchmen Street, où des musiciens proposent à la danse, aux touristes ou aux locaux, toute la vitalité de ce Jazz de la Nouvelle-Orléans.



PAMM-NOMA-CAC-OGDEN MUSEUM
Quand j’arrive dans une ville inconnue quelques lieux sont de façon récurrente des lieux d’apaisement et de remobilisation des forces dispersées : les parcs, les salles de concert, les cinémas alternatifs et les musées. Je sais y trouver un environnement amical et riche en émotions esthétiques. Déjà à Miami le PAMM m’avait transporté dans deux expositions galvanisantes : Firelii Bàez et Nari Ward.
J’avais vu quelques œuvre de Firelei Bàez l’année dernière au Centre d’art Contemporain La conciergerie à la Motte Servolex. Mais cette exposition est d’autant plus puissante qu’elle a l’espace pour développer son interrogation de nos mémoires culturelles et leurs résurgences ou leurs symptômes actuels. J’aime en particulier son rapport aux tignons : des coiffes que devaient porter les femmes noires et créoles pour marquer l’appartenance à une classe dominée, mais qui par une reprise subversive était devenu le lieu d’expression d’une créativité, d’une exubérance et d’une séduction propre : cas paradigmatique d’une « créolisation » dirait Glissant (l’apparition d’une culture propre à partir d’une position de dominé et par métissage avec les normes des colons).



Nari Ward est un artiste Jamaïcain vivant actuellement à New York, qui interroge sans cesse la question de l’identité, et notamment de l’identité afro-américaine. Ses œuvres reprennent les symboles de la ségrégation, du racisme, de l’exclusion sociale et économique pour donner à sentir ce fond trouble de la culture américaine. J’ai aimé l’originalité et la force de ses interpellations dans un dialogue entre art conceptuel, happenings et installations.



Au NOMA (New-Orleans Museum of Art), à la Nouvelle-Orléans, j’ai été surpris et conquis par la qualité de la collection permanente. Mes précédentes expériences à Salt Lake City et San Francisco m’avaient habitué à des coquilles relativement vides ! Ici c’est plein et dense.
Visagéité proliférante de la collection d’arts premiers ; choc devant un Monet : Neige à Giverny, 1893, blanc sur blanc, tempête de neige, hypnotique ; un Portrait d’un vieillard barbu, du Flamand Jen Lievens, 1640, si raffiné que l’on sent la caresse de la touche sur la peau. Et un jardin de statues ouvert au public, semblant de politique culturelle.






Au CAC (Contemporary Art Center), je découvre deux artistes aux effets psychédéliques, Jacqueline Humphries et James Hoff : l’expérience esthétique renouvelée par une peinture rythmée, soit par des procédures techniques (des grilles et des rouleaux sur une peinture photosensible pour Humphries), soit par un mode d’impression sur Dibond® à partir d’une invasion virale pour Hoff.




Et du Street Art, partout…


Hegel remarque que l’homme qui introduit sa trace dans le réel, par son action, se donne un moyen de domestiquer le monde, de le reconnaître comme un lieu qu’il habite, de s’y sentir chez soi, parce que le monde devient marqué par sa liberté (sa capacité à transformer ce qui est donné d’abord). « Art is home » ne signifie pas autre chose et c’est un autre enseignement du voyage : se reconnaître chez soi dans la prolifération des formes offertes à l’émerveillement, à l’étonnement, à la sensibilité esthétique. Voilà une intéressante façon de laisser être l’espace !
Damien
A Martine Leger !
beau texte, Damien comme d’hab.